Sujet présenté par Catherine TRICOIRE le 10 février 2024
L’exposé commence par une saynète.
Catherine se trouve dans la file d’attente de personnes souhaitant se faire dédicacer le dernier ouvrage de Gérard Rouge de Bézieux qui s’intitule Connais-toi toi-même pour mieux manager ton équipe et booster sa productivité. Arrive Zizette qui manifeste un grand enthousiasme pour l’ouvrage : « Il a raison Gérard, avant de diriger les autres il vaut mieux déjà bien se connaître !». Catherine approuve complètement. Arrive un individu qui double toute la file d’attente pour faire dédicacer son exemplaire avant tout le monde. Catherine réagit et dit : « Quel goujat ! J’en ai marre de tous ces gens qui se croient tout permis !» Zizette réplique bien fort : « Tu as raison, l’enfer c’est les autres !» Catherine sentant que la situation se tend reprend et dit : « Essayons de rester stoïques malgré tout ». Zizette réplique : « On en connaît un rayon nous en philo, dis donc !» Catherine regarde sa montre et suggère : « Et si on allait au Café-philo pour voir ce qu’ils pensent de tout ça ?». Zizette lui emboîte le pas et elles poussent la porte du café-philo de Trouville.
Cette saynète parodique illustre l'utilisation biaisée que nous faisons de ces trois maximes issues de la philosophie antique et de la philosophie contemporaine. Pour chacune d'entre elles, nous évoquerons le sens qu'on leur donne de nos jours, le sens exact que les trois philosophes leur donnaient et enfin nous chercherons les raisons de leur dévoiement.
Pourquoi nous méprenons-nous ? Quels mécanismes sont à l’œuvre dans ces méprises ? De quoi est-ce le symptôme ?
1. Le détournement idéologique et mercantile du fameux « Connais-toi toi-même ».
La célèbre phrase écrite au fronton du temple de Delphes et citée par Platon dans Les dialogues, est une invitation à connaître sa place dans le monde, entre les animaux et les dieux. C'est une injonction à ne pas céder à l'ubris en cherchant à imiter les dieux. Porteurs de qualités, de talents mais aussi de défauts et de fragilités, notre nature nous prédestine à occuper une place bien précise dans la société. Lorsque nos désirs et notre orgueil nous font nous écarter de notre ligne de vie alors nous échouons et sommes malheureux. Les dieux n'ont même pas besoin de nous punir puisque nos actes le font naturellement. « Quand dieu veut punir les Hommes, il répond à leurs désirs », écrit Oscar Wilde.
Jean De La Fontaine reprend cette maxime dans la fable La grenouille qui se voulait faire aussi grosse que le bœuf : « La pécore s'enfla si bien qu'elle creva. Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages. »
Cette sagesse grecque archaïque résumée ainsi par Pindare : « Le bonheur des Hommes ne va pas loin surtout lorsqu’il les accable par son excès » nous indique qu'il convient de connaître et garder sa place dans l'ordre du monde. Elle nous dit également que tout excès de bonheur se paie fatalement par le malheur.
Or, comment l'utilisons-nous en 2024 ?
Cette maxime est devenue le leitmotiv de toutes sortes de pratiques liées au développement personnel. Ce secteur d'activités génère plus de 13 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Entre mai 2021 et avril 2022, 6 millions de livres ont été vendus et en France ces ouvrages représentent 32% du marché du Livre. Le "connais-toi toi-même apparaît souvent en 4e de couverture voire dans le titre de ces guides où l'on nous promet d'exploiter au mieux notre potentiel, de développer nos talents, d'améliorer nos relations amicales et professionnelles et surtout d'atteindre le bonheur auquel on a tous droit.
Pourquoi cette philosophie du bien-être a-t-elle un tel succès ?
Nous sommes nombreux à penser que face à l'effondrement de toutes les autorités qui donnaient un sens à nos vies (religions, messianisme, communisme, progrès, politique, capitalisme, mondialisation, etc.), l'Homme moderne a fini par se tourner vers lui-même. Il veut s'accomplir humainement quitte à devenir lui-même un dieu. Le vide du Politique contemporain ne nous permet plus de connaître notre place ni de donner un sens aux événements. Perdu dans un monde complexe et privé de destinée, l'Homme cherche le bonheur en soi et pour soi.
Cette littérature est devenue le nouvel opium du peuple, comme le souligne Julia de Funès, docteure en philosophie, dans son livre Le développement (im)personnel.
Née dans les années 60 en Californie, cette contre-culture « New Age », croit à un moi spirituel qui se cache au plus profond de chaque individu. Chacun y va de sa diète, de sa retraite dans un ashram, de ses prières et de ses méditations pour le découvrir.
C'est une imposture terrifiante pour plusieurs raisons.
En premier lieu, ce courant de pensée s'adresse à des millions de personnes en proposant les mêmes recettes. C'est assez paradoxal ! Mon moi spirituel est unique mais je peux le connaître grâce aux mêmes recettes que tout le monde.
Par ailleurs, notre bonheur dépend largement de nos conditions d'existence, de notre place dans la société et des relations que nous entretenons avec les autres. Autant d'éléments dont un coach en développement personnel ne tient absolument pas compte. On nous fait croire que nous avons tous les mêmes chances et les mêmes qualités et qu'il suffit de puiser dans nos propres ressources pour attendre la sérénité. Au fond, si vous n'êtes pas heureux, c'est tout de même grandement de votre faute. Quoi de plus culpabilisant !
D'autre part, ce courant de pensée fait entrer les individus dans des postures qui ne leur permettent pas de s'adapter aux différentes situations qu'ils rencontrent. Leurs réactions et leurs raisonnements sont inadaptés parce qu'ils sont stéréotypés.
C'est dans le domaine professionnel que les conséquences sont les plus délétères. Les nouvelles méthodes managériales visent à faire croire aux salariés que s'ils sont plus épanouis, « plus en accord avec leur moi intérieur », ils seront plus performants. Or, c'est exactement l'inverse. C'est parce que les salariés disposent de bonnes conditions de travail, d'un environnement bienveillant, qu'ils sont reconnus et qu'ils réussissent dans leurs activités qu'ils sont heureux et performants. Il ne suffit plus que les salariés soient compétents et loyaux, le management participatif les invite à livrer leur intimité pour améliorer le travail collectif.
Dans le domaine de la formation professionnelle, les stages de « cri primal », PNL, estime de soi, pensée positive, remise en question, saut à l'élastique etc. occupent énormément les formateurs et les consultants de tous poils.
La maxime de Delphes dévoyée par nos contemporains nous enjoint de nous connaître dans un mouvement réflexif. Ne serait-il pas plus productif d'apprendre à se connaître en agissant, en créant du collectif et en prenant soin des autres ?
2. Le savoir affecté est pire que l'ignorance
Il est de bon ton dans certains cercles de la société d'avoir un vernis philosophique pour briller à peu de frais. Il s'agit d'une pression forte qui peut mettre certains individus en difficulté. Pour faire bonne figure, on véhicule des citations tirées de leur contexte sans en comprendre toujours le sens. Pourtant, Nicolas Boileau nous a mis en garde contre cette attitude : « l'ignorance vaut mieux qu'un savoir affecté » (Épîtres I)
La mauvaise connaissance nous leurre sur l'état de nos savoirs et nous empêche de progresser. La culture superficielle, c'est une maison bâtie sur du sable. Elle vous expose au ridicule. Combien d'entre nous se sont fait piéger lors de discussions au cours desquelles il fallait expliciter une citation !
La maxime "l'enfer c'est les autres" est l'une de celles que l'on emploie sans en connaître toute la portée. Nous pensons qu'elle signifie que les autres sont là pour nous empoisonner la vie. Or, cet aphorisme s'inscrit dans la longue histoire de la philosophie qui cherche à définir comment naît la conscience de soi. Descartes, Kant, Hegel et Hume ont largement réfléchi à la façon dont la conscience peut se percevoir elle-même. Jean-Paul Sartre traite également de cette question en 1944 dans la pièce Huis Clos. Sartre lui-même reconnaissait que cette phrase avait été mal comprise. Mais que signifie-t-elle ?
Quand je croise quelqu'un dans la rue je suis immédiatement mis en présence d'une conscience. Je le vois et je suis vu de lui. Je deviens un élément de sa conscience et il me voit comme jamais je ne pourrais jamais me voir moi-même c'est à dire de l'extérieur. J'ai besoin de l'Autre, de son regard et de son jugement pour me connaître.
Pour illustrer sa thèse, Sartre utilise l'exemple de la honte. Si je suis en train de regarder par le trou d'une serrure des gens qui parlent, je suis tellement absorbé par ce que je fais que je ne perçois pas l'indélicatesse de la situation. En revanche, si quelqu'un me surprend, son regard interrogateur déclenche immédiatement un sentiment de honte.
Pour Sartre, « l’enfer, c'est les autres » signifie que nous avons irrémédiablement besoin des autres pour nous définir. Les autres ont cependant tendance à nous assigner à une identité qui n'est pas la nôtre. Ils essaient de nous stabiliser dans une représentation qui n'est pas la nôtre. Notre conscience est libre, fluide et toujours en train d'advenir. Et les autres tentent de la figer. Si là est l'enfer, le paradis serait de nous émanciper du jugement des autres.
Cette citation de Sartre ne mérite-t-elle pas d'être correctement employée ?
3. Le manque de culture philosophique
"Soyons stoïques". Nous employons cet adjectif pour signifier que face à la souffrance et au malheur, nous faisons preuve d’une grande résistance. Nous serrons les dents contre la douleur et nous mobilisons notre force physique et morale pour affronter l'adversité. Mais, ce que les stoïciens (Zénon de Kition, Sénèque et Épictète) nous disent est tout autre. Pour eux le bonheur dépend de la raison qui se doit de contenir nos désirs et de les adapter à l'ordre du monde. Nous ne pouvons pas changer les choses qui ne dépendent pas de nous. Ainsi nous devons accepter la mort des êtres chers car c'est la loi de la Nature. Il s'agit de garder la maîtrise de soi en considérant que nos émotions et nos passions ne sont que des projections de notre esprit. Nous croyons que si nous sommes en colère c'est parce que quelqu'un nous a mis en colère. Pour les stoïciens ce ne sont pas les autres qui sont responsables de notre colère. Nous en sommes les seuls responsables parce que nous n'avons pas contenu notre colère. S'il est certain que nous ne pouvons pas changer les choses qui ne dépendent pas de nous, nous pouvons en revanche changer notre façon de réagir vis à vis d'elles. Là réside la force spirituelle du stoïcisme. Marc Aurèle postulait que « tout ce qui est possible à l'Homme ne peut être au-dessus de ses forces ». Les Hommes ont un grand pouvoir d'action sur les choses qu'ils peuvent changer en eux-mêmes.
Pourquoi le stoïcisme, qui est un courant philosophique assez abordable, est-il si mal compris ? Pourquoi y a-t-il autant de malentendus, de dévoiements et de contre-sens dans les références à la philosophie ?
3.1. La philosophie est un langage, c'est bien là son défaut.
Contrairement aux mathématiques ou à la musique, la philosophie utilise essentiellement le langage commun dont la grande majorité des termes sont polysémiques. Deux options se présentent alors aux philosophes. Soit ils adoptent un langage technique, un jargon qui leur permet d'exprimer sans ambiguïté leur pensée mais qui par là même érige des barbelés de concepts inaudibles pour les profanes rendant ainsi leur thèse inapprochable, soit ils adoptent le langage courant et se heurtent à la multiplicité des sens des mots rendant leur thèse tout aussi incompréhensible. C'est un vrai dilemme. Comment faciliter l'accès à la pensée philosophique dans ce contexte ? Je n'ai pas la réponse mais je pense que si les concepts philosophiques restent abstraits pour la plupart d'entre nous, nous pouvons néanmoins être sensible à la démarche philosophique qui nous pousse à nous questionner rationnellement sur nous-mêmes et sur le monde.
3.2. La philosophie est le parent pauvre du cursus éducatif
L’Éducation Nationale consacre 4 heures par semaine à la philosophie en terminale générale et 2 heures en terminale technologique. C'est trop peu pour que les épreuves du Baccalauréat soient satisfaisantes. Les correcteurs soulignent que les copies sont devenues une juxtaposition d'exemples anecdotiques ou une suite de lieux communs sans trop de rapport avec la question posée. Les références bibliographiques sont absentes des dissertations ou des commentaires et finalement les meilleures notes sont attribuées aux candidats qui esquissent une problématisation du sujet suivie d'une argumentation cohérente et progressive. Marie Perret, vice-présidente de l'association des professeurs de philosophie de l'enseignement public, s’inquiétait en 2022 de cet affaiblissement de la philosophie qui risquait de fragiliser notre modèle républicain.
Que faire ?
Ne serait-il pas intéressant de développer dès le plus jeune âge des compétences à penser le complexité, l'esprit critique et l'aptitude à interroger le monde qui nous entoure ? Le questionnement philosophique ne devrait-il pas être transverse durant toute la scolarité depuis la primaire jusqu'au lycée ? Ne faudrait-il pas désacraliser la philosophie ?
La philosophie a l'avantage d'être à la jonction des sciences humaines et des sciences dites "dures". Les professeurs de philosophie doivent avoir des notions et même plus que des notions, en Histoire, sociologie, biologie, physique, Histoire de l'art ...pour accompagner leurs élèves. De ce fait, les professeurs de philosophie pourraient travailler avec leurs confrères chargés d'autres matières pour étudier une question méritant d'être abordée sous différents angles. La philosophie n'est pas une discipline littéraire qu'il conviendrait de réserver aux lycéens de terminale soudainement mûrs pour appréhender les grandes questions universelles et intemporelles de l'humanité. Elle peut intervenir très tôt dans la scolarité pour apprendre aux enfants comment penser rationnellement. Un projet pédagogique pourrait fédérer différentes disciplines soutenues par la méthode philosophique qui utilise la raison et la logique pour analyser les concepts, formuler des hypothèses et des arguments et tirer des conclusions.
La philosophie ne devrait pas être cette discipline molle, non identifiée, que l'on subit et dont on se débarrasse sitôt le bac en poche. A l’inverse, comme le dit Étienne Klein « Elle renoue la chaîne des disciplines pour comprendre le monde qui est de plus en plus complexe ».
Conclusion
Il n'est pas étonnant que les malentendus et les contre-sens fusent dans un pays pourtant qualifié de "cartésien". Les adolescents comme les adultes passent près de 4h30 par jour sur leur I phone à ingurgiter des contenus sans intérêts ou à discuter de la couleur des dernières baskets que Nike vient de sortir. Minimum d'efforts de concentration, moins d'envie de réfléchir et préférence pour les kits de prêts à penser: les algorithmes flattent nos ego jour après jour.
Pour démocratiser la philosophie et en faire un outil au service des citoyens, il faut l'enseigner progressivement tout au long de la scolarité. Certes cela réclame des efforts comme toutes les disciplines dans lesquelles on s'investit. Combien de peines, de souffrances et de concentration pour effectuer pas chassés, cabrioles, battements et grands écarts qui permettront plus tard aux danseurs de s'affranchir de la pesanteur et de se sentir libres dans leur art. C'est un peu la même chose pour la philosophie, il ne faut pas renoncer à la première difficulté de lecture.
La philosophie n'est pas destinée à permettre à une élite de briller en société. Elle doit participer à l'éducation des citoyens et à leur émancipation.
N'est-ce pas ce que nous essayons de faire tous en fréquentant assidûment le café-philo de Trouville ?
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