L'invisibilité des Femmes - Table ronde à la Villa Médicis
- cafephilotrouville
- 24 mars 2023
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 3 juil. 2023
Les causes de l'invisibilité des femmes dans le domaine culturel
Catherine TRICOIRE
Le génie artistique serait-il exclusivement masculin?
C'est ce que nous donnent à croire nos musées, nos bibliothèques, nos salles de concert et nos cinémathèques.
Parlons chiffres
La base de données JOCONDE, gérée par le Ministère de la Culture français, qui répertorie les œuvres des musées français, recense que dans les collections du Louvre, 42 peintures réalisées par 28 femmes sur un total de 5.387 œuvres soit 0.78%.
L'association "Elles créative women", fondée par la violoncelliste Héloïse Luzzati, constate que seulement 1% des œuvres jouées en salle proviennent de compositrices classiques et qu'en France seulement 4% des compositeurs classiques sont des femmes.
En 2015, Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l’Éducation nationale, en réponse à une pétition, a donné enfin une place aux femmes dans le baccalauréat L, après 20 ans d'invisibilité.
En 1980, Marguerite Yourcenar est la 1ère femme à entrer à l'Académie française fondée en... 1635.
Le centre Hubertine Auclert, affilié à la Région Île-de-France, a recensé en 2008, dans les manuels scolaires, sur 13.192 occurrences de personnalités historiques ou artistiques, 94% concernent des hommes et 6% des femmes.
Seulement 0.7% des occurrences concernent des femmes philosophes. Où sont passées Hanna Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weill, Christine de Pizan, Judith Butler...
Le manuel Scolaire Bordas présente 50 pages sur l'Histoire littéraire et culturel du XVII au XXéme siècle dans lesquelles 12 femmes sont citées contre 224 hommes.
Sur 23 chefs d’œuvre classiques cités par Sébastien Le Fol dans La fabrique du chef d’œuvre qui vient de sortir, un seul est écrit par une femme... Les mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar.
Enfin, Anne Demians, est la première femme architecte à entrer à l'Académie des Beaux-Arts...en janvier 2023.
Si des extra-terrestres débarquaient sur terre après avoir décimé tout la population, ils penseraient que la terre était habitée par des hommes qui peignaient ou sculptaient des femmes de préférence
nues et qui évoquaient dans leur romans des créatures sentimentales, écervelées ou au mieux déifiées.
Mais au fond, on pourrait se demander si cette sous-représentation de la production des femmes n'est pas un peu de leur fait.
"Elles manquent de talent, de caractère, de conviction et d'imagination.
Elles ont peur du challenge et de la critique.
Elles sont terre à terre et leur place est à la maison devant leurs fourneaux.
Et puis quoi, ce n'est pas si grave , les hommes s'expriment en tant qu' Hommes au nom de l'humanité toute entière".
Si c'est grave car les hommes crée le monde des hommes et non celui de l'humanité. Les femmes ont une relation au monde unique et leurs représentations manquent cruellement dans la fabrication
des relations sociales.
Mais pourquoi une telle invisibilité?
1.Un monde fait par les hommes pour les hommes
Les hommes ont toujours eu le privilège de la force physique. Dans un monde terriblement hostile, au début de l'humanité, la femme n'était pas en capacité de maintenir la survie de son clan en raison de ses grossesses, de ses allaitements, de ses menstruations et de son manque de force. La femme augmentait même les besoins en ressources du groupe en raison de sa fécondité ; toujours plus de bouches à nourrir.
C'est l'homme qui devait fournir des efforts considérables pour maintenir un équilibre entre production et reproduction.
C'est lui qui court des risques, qui met sa vie en danger. C'est lui qui crée des outils pour démultiplier sa force et son adresse. Il se dépasse sans cesse pour domestiquer la nature tandis que la femme s'enferme dans des fonctions naturelles.
Pourtant, à en croire les archéologues et les ethnologues, les relations entre les sexes étaient bien plus égalitaires qu'à des époques plus récentes.
"Tout ce qui est habituel semble naturel. L’assujettissement des femmes aux hommes étant une coutume, toute dérogation à celle-ci apparaît naturellement contre nature" disait John Stuart- Mill dans The subjection of women en 1869.
La coutume fut rapidement sanctuarisée avec l'avènement de la propriété privée et du mariage, piliers du patriarcat. La femme est devenue une marchandise, un objet d'échange , une variable dans une négociation.
Ce type d'organisation de la société a fortement pesé sur l'émancipation des femmes qui doivent se battre contre la force de l'habitude.
2. L'éducation
Le petit garçon fait très tôt l'apprentissage du monde par libre mouvement. On le laisse entreprendre, oser et inventer. A lui les jouets tels que les voitures, les établis, les jeux de construction et les puzzles avec plus de pièces que ceux réservés aux filles.
Aux filles, les poupées, les dînettes et les panoplies de princesse. Le bleu pour les garçons , le rose pour les filles. Cette assignation est purement cultuelle car comme nous le fait remarquer Michel Pastoureau, le bleu était plutôt réservé aux filles en référence au voile bleu de la Vierge. Le rose était une nuance de rouge, symbole de puissance et plutôt l'apanage du sexe masculin.
Les rayons "jouets" des supermarchés à Noël 2022 étaient toujours divisés en deux, filles et garçons!
On continue à préparer les petites filles aux professions du "care". Elles sont tellement dévouées!
3. La croyance au mythe du génie créateur
On a encore tendance à croire que la production artistique et culturelle est quasi miraculeuse et même transcendante. C'est donc une affaire d'hommes.
Dans le rapport commandé par le Ministère de la Culture en 2006, Reine Prat dit:
"l'homme est toujours le créateur, celui qui dans toute sa subjectivité, se fait regardeur quand ce n'est pas voyeur. La femme , quant à elle, offre son corps au regard du créateur"
Aux hommes le talent quasi divin, aux femmes la chance de s'approcher de ces génies.
4. L'entre-soi
Pour être visible dans le monde artistique, il faut disposer d'un réseau qui vous porte et vous fait confiance. Le monde de l'art devrait être ouvert, audacieux et transgressif. Il est en réalité profondément conventionnel. L'art se croit universel, il est en réalité androcentré.
Les éditeurs, les collectionneurs, les galeristes, les commissaires d'exposition organisent un marché de l'art qui repose sur des acteurs socialement bien intégrés c'est à dire des hommes. Cet entre-soi continue à véhiculer des stéréotypes de genres, des clichés, des idées et un imaginaire propres aux hommes.
N'oublions pas que nos musées puisent dans les fonds royaux et aristocratiques pour garnir leurs salles d'exposition. Ils montrent des artefacts produits par des hommes à la gloire du pouvoir détenu par les hommes.
5. Un coin à soi
Virginia Woolf dans son roman A room of one's own a évoqué l'importance de réunir un certain nombre de conditions matérielles pour produire.
Rappelons qu'il n’y a pas encore si longtemps , les femmes ne pouvaient pas voyager seules ni s'installer à une terrasse de café pour réfléchir ni accéder à une bibliothèque universitaire. D'ailleurs pour s'y inscrire , les femmes avaient besoin de l’autorisation de leur mari.
Il faut également gagner sa vie pour être autonome et libre de son temps. Une pièce à soi, un bureau, sont nécessaires pour écrire sans être dérangé à tout propos.
La pandémie de Covid a conduit beaucoup de femmes à travailler à domicile. Ce fut une période très éprouvante pour elles car en plus de répondre aux exigences de leur travail, elles devaient s'occuper des enfants, de leurs devoirs et de la maison. Pour elles, c'était la double peine!
6. Déconsidération des femmes artistes.
Les XVIII, XIX et XXémes siècles regorgent de grandes romancières mais elles sont restées dans l'ombre à cause de leurs confrères masculins et des diverses institutions
( académie française, universités, éditeurs, etc...) qui se sont obstinés à les dénigrer, les dévaloriser ou les oublier.
Longtemps la production des femmes a été jugée mièvre et sentimentale alors même qu'elle est riche et variée.
Peut-on raisonnablement dire de Mme du Châtelet qu'elle était mièvre. Elle a été l'une des premières femmes scientifiques dont on a conservé les écrits. Elle fût même élue membre de l'Académie des Sciences de Bologne. On peut dire la même chose de Louise d'Epinay et de bien d'autres encore. Mais qui parle d'elles?
Les cercles intellectuels , les salons animés par des femmes ont été souvent discrédités. Barbey d'Aurevilly dit en 1870:" les femmes qui écrivent ne sont plus des femmes. Ce sont des hommes-du moins en prétention- et manqués. Ce sont des Bas- Bleus "4autrement dit des précieuses ridicules.
Les réussites de quelques unes ne compensent pas l'abaissement systématique au niveau collectif. Le fait même que ces réussites soient rares et limitées prouve que les préjugés étaient largement défavorables aux femmes.
Conclusion
Le destin des femmes dans le monde culturel est intimement lié à la place qu’on leur accorde dans la société. On croit que l’œuvre d'une femme réside dans l'éducation de ses enfants. Son désir de production artistique doit passer au second plan. Si les hommes ont le droit d'exceller dans un domaine quitte à ce que sa famille en pâtisse, les femmes devront en premier lieu se rendre utiles pour leur famille. Elles sont très vite confrontées à une tension entre le dévouement familial et le dévouement artistique ou professionnel.
Terminons cet exposé en citant la phrase célèbre de François Poullain de la Barre qui en 1673 dans L'égalité des deux sexes disait: "Je ne soutiens pas qu'elles soient toutes capables des sciences et des emplois, ni que chacune le soit de tous: personne ne le prétend non plus des hommes; mais je demande seulement qu'à prendre les deux sexes en général, on reconnaisse dans l'un autant de disposition que dans l'autre"
En ce qui me concerne, je rêve d'une société indifférente au sexe biologique, comme elle devrait l'être à la couleur de la peau ou du lieu de naissance.
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