Christian Carle 12 Février 2022
1ère partie
TOCQUEVILLE De la démocratie en Amérique »
Extraits livre II, section IV , chapitre 6
« Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre »
“ J’avais remarqué durant mon séjour aux Etats-Unis qu’un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l’établissement du despotisme, et j’avais vu à mon retour en Europe combien la plupart de nos princes s’étaient déjà servis des idées ,des sentiments et des besoins que ce même état social faisait naître, pour étendre le cercle de leurs pouvoirs. Cela me conduisit à croire que les nations chrétiennes finiraient peut-être par subir quelque oppression pareille à celle qui pesa jadis sur plusieurs peuples de l’antiquité.
On n’a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris d’administrer par lui-même, et sans le secours de pouvoirs secondaires, toutes les parties d’un grand empire; il n’y en a point qui ait tenté d’assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d’une règle uniforme, ni qui soit descendu aux côtés de chacun d’eux pour le régenter ou le conduire. L’idée d’une pareille entreprise ne s’était jamais présentée à l’esprit humain, et, s’il était arrivé à un homme de la concevoir, l’insuffisance des lumières, l’imperfection des procédés administratifs, et surtout les obstacles naturels que suscitait l’inégalité des conditions, l’auraient bientôt arrêté dans l’exécution d’un si vaste dessein.
(…) Les empereurs possédaient il est vrai un pouvoir immense et sans contrepoids, qui leur permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d’employer à les satisfaire la force entière de l’Etat ; il leur est arrivé souvent d’abuser de ce pouvoir pour enlever arbitrairement à un citoyen ses biens ou sa vie; leur tyrannie pesait prodigieusement sur quelques-uns, mais elle ne s’étendait pas sur un grand nombre; elle s’attachait à quelques objets principaux et négligeait le reste; elle était violente et restreinte.
Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères: il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter.
Je ne doute pas que, dans les siècles de lumières et d’égalité comme le notre, les souverains ne parvinssent plus aisément à réunir tous les pouvoirs publics dans une seule main, et à pénétrer plus habituellement et plus profondément dans le cercle des intérêts privés que n’a jamais pu le faire aucun de ceux de l’antiquité.
Mais cette même égalité, qui facilite le despotisme, la tempère; nous avons vu comment, à mesure que les hommes sont plus semblables et plus égaux, les mœurs publiques devenaient plus humaines et plus douces; quand aucun citoyen n’a un grand pouvoir ni de grandes richesses, la tyrannie manque, en quelque sorte, d’occasion et de théâtre.
Toutes les fortunes étant médiocres, les passions sont naturellement contenues, l’imagination bornée, les plaisirs simples. Cette modération universelle modère le souverain lui-même et arrête dans de certaines limites l’élan désordonné de ses désirs.
(…) Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde (…) Les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde:je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.
Au-dessus d’eux s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant, et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur;mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages: que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?
C’ est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre-arbitre; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société toute entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.
J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir à l’ombre même de la souveraineté du peuple.
Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire tous les deux à la fois. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. (…) Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux-mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ,mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.
Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.
(…) Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention individuelle dans les plus importantes affaires; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes (…) La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point, mais elle les contrarie sans cesse et les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. (…) En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir; cet usage si important, mais si court et si rare ,de leur libre-arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser ,de sentir, et d’agir par eux-mêmes (…) Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.”
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Il n’est pas donné à tout le monde d’assister à la naissance d’une grande nation, qui plus est d’une grande nation démocratique; quand, au retour d’un séjour d’un an aux Etats-Unis, Tocqueville écrit son livre, il a conscience que l’avenir du monde est en train de se jouer outre-atlantique, et que la nation américaine est en train d’inventer une formule de société qui tôt ou tard devra s’imposer aux nations européennes.
Nous sommes en 1835, et les Etats-Unis ont 50 ans; ses institutions sont en place, et elles constituent un phénomène absolument nouveau dans l’histoire du monde, plus prometteur à bien des égards que la révolution française, qui n’a pas réussi à accoucher d’une démocratie, et riche d’enseignements pour l’Europe, et en particulier pour la France; la société française est alors à la croisée des chemins; le régime monarchique est en voie d’épuisement, ses institutions ont été ébranlées et pour nombre d’entre elles détruites par la révolution et l’empire, et l’alternative démocratique n’est pas encore nettement formulée; on assiste à des soubresauts (les émeutes de 1830 qui donnent naissance à la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe), et la société est travaillée par la lutte des classes, mais il n’y a pas de véritable réflexion sur un changement institutionnel pouvant conduire à la démocratie.
Parce qu’il est convaincu que la démocratie est inéluctable, Tocqueville écrit son livre dans une intention pédagogique : éclairer la société européenne et d’abord la société française sur la réalité et la pertinence des institutions démocratiques, et montrer comment on peut les établir sans nécessairement passer par une révolution violente, à partir du seul exemple de société démocratique alors existant, celui des Etats-Unis.
L’intérêt du livre tient pour une bonne part au regard objectif que porte Tocqueville sur la société américaine.
C’est le regard distancié d’un aristocrate, qui n’est ni pour ni contre la démocratie, mais qui considère qu’elle est historiquement inévitable, qu’elle va dans le sens de l’histoire.
Parce que nous sommes tous des enfants de la démocratie, nous n’avons pas ce regard, et notre jugement est faussé, tout comme il l’est concernant les Etats-Unis, à cause de l’influence considérable que ce pays a exercé sur nos idées et nos mœurs et exerce toujours; Tocqueville n’a pas ces préventions, et il étudie la société américaine à la manière d’un sociologue, presque d’un ethnologue; avec une double grille de lecture: d’une part, l’évaluation de la cohérence interne des institutions américaines et de leur validité par rapport au projet démocratique américain; et d’autre part leur comparaison avec les institutions aristocratiques qu’il connait bien, et qui tourne parfois en leur faveur, et parfois non .
L’étude du texte est complexe car elle implique plusieurs niveaux de lecture:
1) ce que dit Tocqueville de la société américaine de 1830;
2) Ce qui est valable pour la société américaine d’aujourd’hui, deux siècles s’étant écoulés;
3) ce qui est valable pour la comparaison avec la France, tant celle de 1830 que celle d’aujourd’hui;
4) ce qui est valable pour la démocratie en général et considérée dans ses traits généraux. Ces divers niveaux sont impliqués dans le texte et il convient de les traiter à part.
Le livre est touffu (près de 700 pages) et il est hors de question dans le cadre de cette présentation d’en exposer le détail; je n’en exposerai que les thèmes principaux et je tâcherai d’en faire ressortir les enjeux.
Chemin faisant, je ne me priverai pas, tout en suivant le texte au plus près, de quelques considérations personnelles, comme je l’ai déjà fait pour la présentation d’autres auteurs.
Enfin je me bornerai à la présentation du premier tome, consacré aux institutions, et je réserverai pour une seconde séance, l’étude du second tome, consacré aux mœurs et à tout ce qui touche à la société civile.
Le fait fondamental pour qui étudie la société américaine, c’est l’égalité des conditions; c’est le fait générateur, celui qui explique l’existence de tout le reste; Tocqueville va jusqu’à parler de fait providentiel, au sens où si on considère le cours de l’histoire comme réglé par la Providence, ce qui est le cas du chrétien qu’il est, tout dans ce cours semble conduire à l’avènement de l’égalité.
Par égalité des conditions, il faut entendre, non qu’il n’y a plus de riches et de pauvres, mais que les hommes ne sont plus assignés à une condition dont-ils ne peuvent sortir, et que la société n’est plus divisée en ordres.
Cette égalité des conditions n’est pas l’effet d’une décision politique, comme pour la révolution française, mais elle existait déjà avant la révolution américaine, ce qui explique que la démocratie ait pu trouver en Amérique des facilités à s’établir qui n’existaient pas ailleurs.
Elle tient au fait que les premiers colons, les puritains qui avaient fui les persécutions en Angleterre, avaient déjà entre eux une certaine culture de l’égalité, et qu’on ne trouvait pas parmi eux d’aristocrates; leur esprit s’est transmis à leur descendance, et sa diffusion a été favorisée par le fait qu’au moment de la révolution américaine la population était relativement homogène, sans grands écarts de richesse.
L’égalité est donc naturelle aux américains, et se retrouve dans leurs institutions comme dans leurs mœurs.
La première conséquence de cet esprit d’égalité, c’est l’égalité des droits politiques, d’où découle la souveraineté du peuple:
toutes les fonctions politiques et presque toutes les fonctions administratives se font par élection au suffrage universel; dans tous les autres régimes, la souveraineté du peuple est invoquée et aussitôt confisquée par le ou les dirigeants, mais aux Etats-Unis, elle est effective. Cela signifie que le peuple désigne lui-même ses représentants, et qu’il les élit pour un temps assez court pour n’être pas à leur discrétion, 1 an pour les administrateurs communaux et ceux des comtés, 2 ans pour le corps législatif des Etats et la chambre fédérale des représentants, 6 ans pour le sénat, 4 pour le président).
Pour autant, le suffrage universel ne s’étend ni aux femmes, ni aux noirs et aux indigents, il ne le sera que plus tard, par des amendements à la Constitution; et d’autre part certaines fonctions importantes, gouverneur des Etats, président de l’Union, sénateurs, font l’objet d’une élection à deux dégrés.
La fréquence des élections et l’étendue de la participation de la population marque de son sceau le caractère de la vie américaine: il y règne une agitation citoyenne permanente; si Tocqueville note l’instabilité législative qui en résulte, chaque nouvel élu pouvant défaire ce qui a été fait par ses prédécesseurs, il se plait surtout à souligner l’engagement civique des américains et leur profond intérêt pour la chose publique; le cœur de la vie démocratique américaine, c’est la commune, c’est là que se forge la pratique de la citoyenneté et qu’on s’y attache, parce qu’elle porte sur les intérêts immédiats et quotidiens; tous les fonctionnaires communaux, qu’il s’agisse de police, de voierie, de levée de l’impôt, de tenue des registres, sont élus au sein de la population locale par celle-ci réunie en assemblée; de même, toutes les questions importantes ayant trait à la vie communale sont discutées en assemblée ,selon une forme de démocratie directe.
Tous les habitants sont à la fois électeurs et éligibles, et l’élu à une charge ne peut pas s’y soustraire, sous peine d’amende; l’assemblée est convoquée par un commissaire, mais peut aussi l’être par un groupe de 10 habitants; l’administrations locale est renouvelée chaque année, et les postes sont très nombreux. De la sorte, la commune se gère elle-même pour tout ce qui ne touche qu’à ses propres affaires( pour toute affaire qui concerne plusieurs communes ,elle reste dépendante d’échelons administratifs supérieurs (comté, Etat, ou pouvoir fédéral). Tocqueville précise que cette organisation est la même sur tout le territoire américain, bien que ses traits soient plus marqués au nord qu’au sud.
C’est une grande surprise pour un observateur européen de voir qu’aux Etats-Unis il n’y a pratiquement pas de fonctionnaires nommés, et que toute l’administration est décentralisée, avec une grande autonomie de fonctionnement pour chaque échelon; mais c’est évidemment la clé de la vitalité démocratique de la société américaine; rien ne peut mieux que cette organisation renforcer les pouvoirs de la société et l’esprit de liberté. A plusieurs reprises dans le texte ,Tocqueville reviendra sur les effets démobilisateurs d’une administration centrale nommée par le pouvoir et qui fait tout à la place des gens.
La contrepartie de cette autonomie, c’est que, alors qu’un fonctionnaire nommé peut être révoqué, un fonctionnaire élu ne le peut pas et qu’il faut attendre la fin de son mandat, sauf s’il a commis un crime.
Pour toutes les infractions qui ne relèvent pas d’une franche désobéissance à la loi, le législateur a choisi l’option du juge de paix, nommé par le gouverneur. A noter que, comme il n’existe pas de ministère public chargé de l’accusation, des infractions qui ne touchent pas directement à l’intérêt personnel des citoyens peuvent ne pas être dénoncées; d’où l’encouragement à la délation par des primes, une pratique que l’on peut observer encore aujourd’hui, et que Tocqueville réprouve à juste titre comme dangereuse.
Un autre trait marquant qui frappe l’observateur de la démocratie américaine, c’est son organisation fédérale.
Il a fallu beaucoup de science aux rédacteurs de la Constitution pour ménager un équilibre entre le pouvoir des Etats et le pouvoir fédéral; en pratique, les lois de chaque Etat ne doivent pas être contraires à la Constitution, en cas de litige, c’est la Cour suprême qui en juge; quand le Congrès promulgue une loi valable pour toute la nation, comme un impôt fédéral, il s’adresse aux citoyens de l’Union, non aux Etats, qui ont leurs propres lois. Il a existé et il existe toujours des situations de conflit soit entre Etats, soit entre un Etat et le pouvoir fédéral, mais qui n’ont jamais été suffisantes pour briser l’Union, la crise la plus importante ayant eu lieu lors de la guerre de Sécession. C’est que l’Union présente un grand avantage, tant sur le plan commercial que sur le plan politique; si les Etats n’avaient pas accepté l’Union, chacun d’eux aurait dû entretenir une armée pour se garantir des Etats voisins, ainsi que toutes les charges qui incombent à un Etat souverain; et s’ils n’avaient pas accepté l’Union, aucun d’eux n’aurait pu devenir par ses propres forces ce que sont devenus les Etats-Unis, une puissance mondiale; une leçon à retenir pour les Etats européens actuels, qui même si l’histoire en a fait des entités souvent rivales et hostiles, ont néanmoins un esprit commun et des cultures apparentées. C’est cette communauté de culture infusée à partir de l’esprit des pères fondateurs, qui a permis aux américains de se rassembler par-delà leurs divergences; ils parlent la même langue, ont les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, et ils ont l’esprit légaliste, l’habitude de se soumettre au jugement des tribunaux.
Cet esprit est entretenu chez eux par une institution essentielle, inconnue en Europe, celle du jury. Le jury est une institution politique autant et plus qu’une institution judiciaire; c’est une conséquence du principe de la souveraineté du peuple, le peuple lui-même étant appelé à veiller à la bonne application des lois; tout américain peut au moins une fois dans sa vie à être membre d’un jury. Le jury ne statue pas seulement en matière criminelle- comme notre jury d’assise-, mais également en matière civile, ce qui le fait pénétrer dans les usages de la vie; ainsi étendu, il a une grande importance dans la formation du caractère national; il répand dans toutes les classes sociales l’idée du droit, et donne à l’esprit des citoyens une partie de l’esprit des légistes. En France, on a tendance à subordonner le légal au légitime, aux Etats-Unis, c’est le contraire.
Tocqueville: « je pense qu’il faut principalement attribuer l’intelligence pratique et le bon sens politique des américains au long usage qu’ils ont du jury ».
Tour à tour électeurs, élus, et membres d’un jury, impliqués tant dans le pouvoir législatif que dans le pouvoir judiciaire, les américains sont patriotes, non en vertu d’une longue tradition, mais parce qu’ils ont le sentiment de collaborer à tout ce qui touche au pays, et qu’ils sentent nettement que l’Amérique est une création des américains. Tocqueville: « se mêler du gouvernement de la société et en parler, c’est la grande affaire et pour ainsi dire le seul plaisir que connaisse un américain ».
L’attachement des américains à la légalité s’exprime encore dans leur Constitution, la même depuis 1789 (elle n’a été complétée que par des amendements) , et dans leur Cour suprême, composée de 9 membres inamovibles nommés à vie par le président, avec l’accord du Sénat, et qui est une cour de justice en dernière instance ; comme notre conseil constitutionnel; elle apprécie la constitutionnalité des lois, et contrôle les décisions des cours d’Etat qui mettent en cause la constitution, les lois, ou les traités entre Etats; elle fonctionne comme cour d’appel pour les procès non réglés par les tribunaux inférieurs; elle tranche sur tout contentieux opposant les Etats entre eux, ou entre un Etat et le pouvoir fédéral. Même un tribunal ordinaire peut s’opposer à une loi en invoquant la Constitution, et même un citoyen qui saisit un tel tribunal, même si la procédure à suivre est compliquée. Le pouvoir judiciaire est très puissant aux Etats-Unis, il peut ainsi poursuivre les fonctionnaires publics devant les tribunaux ordinaires, et remplir le rôle du tribunal administratif en France. On est frappé, écrit Tocqueville, du degré de connaissance des lois de l’américain moyen, et de la manière dont il s’y retrouve dans l’écheveau compliqué des institutions; l’américain apprend la législation par expérience plus que dans les livres, et il comprend la politique en la pratiquant dans les instances où il a accès; les Etats-Unis sont le pays des avocats, le pays où la profession d’avocat est l’une des plus prisées, et où la réflexion et la pratique du droit sont les plus étendus. C’est que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’exercice de la démocratie est difficile et suppose des citoyens politiquement éduqués; pour le dire autrement, la démocratie n’est pas naturelle, ce qui est naturel et qu’on trouve partout dans la nature, ce sont des hiérarchies et des rapports de domination/soumission; raison pour laquelle dans l’histoire des peuples la démocratie vient en dernier.
Outre les principales institutions politiques, les américains disposent pour affermir la démocratie de libertés publiques étendues. 1° La liberté de la presse: elle est illimitée, il n’y a pas de censure; le ton de la presse est lui-même très libre, proche de celui de notre « canard enchainé »; les journaux sont en très grand nombre, chaque bourgade a le sien. 2) les associations: elles sont aussi en très grand nombre; les américains préfèrent régler leurs affaires eux-mêmes plutôt que de s’adresser à l’Etat, et créent des associations de toutes sortes, y compris à visée politique, pour modifier une loi, abroger une taxe. Ces groupes de pression pourraient mettre en danger la stabilité du gouvernement, n’était qu’ils restent toujours dans les limites de la légalité( il semble que ce soit moins vrai aujourd’hui depuis quelques temps). 3) la liberté religieuse: toutes les confessions sont autorisées sans que cela pose problème. Les Etats-Unis ne sont pas à proprement parler un Etat laïc, mais la religion n’est pas perçue comme un danger pour l’Etat pour la simple raison qu’il est tacitement admis qu’elle ne se mêle pas de politique et se borne au gouvernement des consciences Tocqueville, lui-même chrétien catholique, y voit un bienfait pour la démocratie, une réassurance morale; l’américain moyen opère spontanément la distinction des deux ordres, le temporel et le spirituel, et ne voit pas d’inconvénient à faire coexister la spéculation en bourse et la poursuite du salut. Cela peut cependant poser quelques petits problèmes, que ne signale pas Tocqueville, comme lorsque dans l’enseignement il s’agit de faire prévaloir le créationnisme sur la théorie de l’évolution. Toujours est-il qu’on ne voit pas aux Etats-Unis de ces conflits de doctrine qui, à l’époque de Tocqueville, déchirent l’Europe. Dieu est du côté des Etats-Unis: cela peut prêter à sourire, mais a ses avantages pour la stabilité du pays et la sécurité morale de ses habitants.
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Les défauts de la démocratie.
Il faut distinguer entre les défauts inhérents à tout régime démocratique, et ceux qui sont propres à la démocratie américaine. Dans cette partie critique, Tocqueville use souvent d’une comparaison entre démocratie et aristocratie.
1. Les défauts de la démocratie américaine: le premier d’entre eux, c’est l’instabilité législative et administrative, liée à la brieveté des mandats; il est difficile de faire carrière dans une fonction publique aux Etats-Unis, ce qui a ses avantages mais empêche d’y attirer des personnalités de valeur et mues par de grandes ambitions. Un autre défaut est la difficulté d’organiser des élections présidentielles( comme on l’a encore vu récemment); ces défauts sont inhérents à l’organisation fédérale et à la conception américaine de la souveraineté du peuple, et sont l’envers inévitable des avantages de ces dispositions.
Un défaut plus grave est l’exclusion de la citoyenneté des noirs et des indiens. La constitution originelle n’a rien prévu pour eux, et il faudra attendre plus d’un siècle avant que leur soit accordés les pleins droits de la citoyenneté; aujourd’hui encore, l’intégration réussie des noirs et des indiens reste un problème. ( le chapitre X contient le plus éloquent des réquisitoires contre ce qu’il faut appeler le génocide légal des indiens d’Amérique du nord, ainsi qu’une explication perspicace de la persistance du racisme anti-noir aux Etats-Unis).
Les autres défauts de la démocratie américaine sont ceux qu’elle partage avec l’ensemble des régimes démocratiques:
/ les démocraties ont du mal à se projeter dans le long terme, à cause du renouvellement régulier du personnel politique; il n’y a pas continuité de l’action politique, à la différence de l’aristocratie ou le personnel est assuré de rester en place. Les démocraties ont tendance à épouser les passions populaires, qui sont changeantes, et les classes populaires dont le pouvoir dépend vivent dans le présent, ce qui là encore nuit à la continuité de l’action politique. Un gouvernement démocratique hésitera toujours à prendre des mesures impopulaires, quoique nécessaires, cela priverait ses membres de leur réélection.
Un point faible des démocraties est souvent leur politique extérieure, plus guidée par le sentiment que par le raisonnement; c’est ainsi qu’aux débuts de l’Union, le corps législatif américain voulait que les Etats-Unis se mêlent aux guerres de l’Europe issues de la révolution française, et qu’il fallut toute l’autorité de Georges Washington pour s’y opposer (aujourd’hui encore, la politique extérieure des Etats-Unis est souvent critiquée et criticable).
Les démocraties souffrent de la corruption, pas forcément davantage que d’autres régimes, mais autrement; dans une aristocratie, les aristocrates au pouvoir ne sont pas corrompus car ils ne cherchent pas la richesse, qu’ils ont déjà, mais seulement la gloire; par contre, ils s’entendent à corrompre ceux qui sont en dessous d’eux; dans une démocratie, ceux qui briguent le pouvoir ont une position à établir et y voient souvent le moyen de s’enrichir, ce qui favorise la corruption.
Le principe du suffrage universel est discutable; appliqué dans toute son étendue ,il suppose un peuple éclairé. Tocqueville, qui y est favorable, préconise de ne l’étendre que progressivement, et de s’en tenir dans les conditions sociales présentes à un suffrage à deux dégrés, comme pour l’élection des sénateurs.
Une critique célèbre faite par Tocqueville est celle de ce qu’il appelle la « tyrannie de la majorité ». L’élection des représentants à la majorité est une conséquence du dogme de l’égalité: aucun point de vue n’étant à-priori supérieur à un autre, il n’y a pas d’autre critère possible pour le choix du meilleur que la majorité des voix; il en résulte une certaine tyrannie de la majorité, bien perceptible quand elle se dégage à 51% des voix contre 49%, et qui ne peut guère être surmontée que si la minorité peut malgré tout se faire entendre, et surtout si elle a des chances raisonnables de gagner l’élection suivante; ce qui conduit souvent en démocratie à l’alternance au pouvoir de deux grands partis ou deux grands types de partis, ceux qui veulent étendre le pouvoir populaire et ceux qui veulent le restreindre. Si cette alternance n’existe pas, il y a chance pour que les partis écartés du pouvoir se radicalisent, et cherchent à revenir au pouvoir par des moyens qui sortent du droit.
Mais la critique de Tocqueville va plus loin. La tyrannie de la majorité ne s’exerce pas seulement dans le cadre des institutions, mais aussi sur les mentalités et sur les mœurs; elle façonne une opinion publique qui exerce une forte contrainte sur les opinions individuelles et fait que, chacun prétendant penser par lui-même, il pense en réalité comme tout le monde, ou au moins comme l’opinion dominante. La manipulation de l’opinion est constante en démocratie, et elle l’est d’autant plus que les individus sont faibles, parce qu’isolés, alors que dans une aristocratie ils sont pris dans des liens de dépendance mutuelle.
Lorsqu’un aristocrate voit ses opinions désavouées par ses pairs, il se retire en lui-même, dit Tocqueville, mais n’en pense pas moins; alors que le membre d’une société démocratique ne supporte pas le désaveu et l’isolement qui en résulte et préfère rallier l’opinion commune; il y a un conformisme des idées en démocratie qui est largement masqué par la diversité des styles de vie et des opinions.
Les instincts démocratiques portent les individus aussi bien à se réunir qu’à se séparer. En principe, l’égalité favorise l’association, mais comme il n’y a aucune raison dans un régime d’égalité de se soumettre à l’autorité morale de qui que ce soit, il favorise la séparation. C’est l’individualisme démocratique, qui est à la fois la vertu et le fléau des démocraties.
On peut même aller plus loin, et considérer que c’est dans les démocraties que prospère plus que dans d’autres régimes la haine de l’autre, précisément parce qu’il est mon égal, et que je ne peux pas avoir barre sur lui. Mais je ne veux pas anticiper ici sur l’examen du conflit entre égalité et liberté, ni préciser à quelles conditions sa résolution est possible, ce sera l’objet de l’étude du second tome du livre de Tocqueville, largement consacré à cette question.
Qu’il me suffise de dire en conclusion qu’aux Etats-Unis ces conditions ont été largement réunies, parce que les institutions américaines ont permis de combattre l’individualisme par l’association sous toutes ses formes. L’égalité des conditions, qui ouvre carrière aux ambitions, n’aurait peut-être pas suffi à elle seule à la réussite du projet démocratique, et aurait même pu l‘empêcher; si elle l’a permis, c’est que deux facteurs s’y sont ajoutés: d’une part les heureuses dispositions du caractère américain, telles qu’elles ont été transmises par les pères fondateurs, l’esprit légaliste et le respect du droit ; et d’autre part un immense espace vierge, dont la prospection permettait de satisfaire les ambitions et de donner libre cours à ce qui est peut-être la passion démocratique fondamentale, l’amour du bien-être; deux siècles après l’enquête de Tocqueville, cette prospection commence à toucher à ses limites, et c’est peut-être ce qui explique les flottements actuels de la société américaine.
Quel est l’intérêt philosophique de la lecture du livre de Tocqueville?
Il s’agit de savoir si, comment, et pourquoi, la démocratie a un avenir. Si, car avant son invention aux Etats-Unis, les tentatives de démocratie ont fait long feu, et au 20ème siècle, les démocraties européennes ont démontré leur vulnérabilité en faisant le lit du fascisme; comment, parce que le modèle américain n’est pas le seul possible, et qu’il y a d’autres formules du gouvernement du peuple par lui-même que la démocratie libérale.
Enfin pourquoi, parce que même si de l’avis de Tocqueville la montée des démocraties est irrésistible, la démocratie ne constitue pas a-priori un régime politique supérieur à l’aristocratie, notamment en raison de son instabilité chronique.
Le peuple, dit Tocqueville, se trompe souvent, mais il a la faculté de corriger ses fautes, car les gouvernants qui en sont issus n’ont pas fondamentalement d’intérêt opposé au sien, et ils veulent le bien de leur peuple; à l’inverse, une aristocratie est plus éclairée et plus constante dans ses vues, mais elle gouverne d’abord dans son propre intérêt, dans l’intérêt de sa classe.
Finalement, il n’y a pas à balancer: parce qu’il constate avec un certain effroi que son époque est marquée par la perte de tous les anciens liens qui maintenaient la cohésion de la société et par la disparition des freins qui contenaient les passions populaires, à commencer par le frein de la religion, bref par la disparition de tout ce qui faisait la force de l’ancien régime, Tocqueville conclut qu’il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher que la société ne verse dans le chaos que d’intéresser le peuple à la vie politique et de faire en sorte qu’il y prenne une part active; et cette conclusion reste valable aujourd’hui.
N’en déplaise à ses nostalgiques, on ne reviendra pas à l’ancien régime. Est-ce à dire que le modèle démocratique américain est transposable tel quel en Europe? Tocqueville ne le croie pas.
L’Europe est très peuplée sur un territoire restreint, l’esprit pionnier des américains n’y est pas de mise; mais on peut y transposer au moins une partie des lois américaines, et surtout, imiter les mœurs américaines et s‘inspirer de leur esprit, ce qui est de loin la partie la plus difficile du programme.
Car, et plus que sur le cadre physique et plus encore que sur les lois, c’est sur la bonté des mœurs que repose la réussite de la démocratie, et on en change moins aisément que des lois.
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