Partons du concret. Durant les dernières semaines, au hasard d’écoutes des media, vous auriez pu rencontrer, comme moi, trois occasions distinctes, parmi bien d’autres, de voir à l’œuvre la notion de fierté :
- La première était un micro-trottoir fait auprès de supporters de l’Euro de football, au cours duquel ils avouaient :
« il n’y a vraiment pas de quoi être fiers de l’équipe de France » ;
- La deuxième était l’annonce de la manifestation LGBT qualifiée de « marche des fiertés ». (Notez, au passage, l’emploi ici apparemment insolite de ce mot fierté mis au pluriel. On verra dans quelle intention).
- La troisième était la diffusion d’une interview d’archive de Maria Callas dans laquelle elle répondait à un journaliste lui demandant si elle était capricieuse : « non, je suis fière ». On verra plus loin quel sens elle entendait donner à ce qualificatif ;
Ce préambule comme simple échantillon de contextes où est convoqué le concept de fierté avec des connotations différentes.
Qu’est-ce donc alors que la fierté ?
Pour répondre à cette question, interrogeons le lexique. Il se révèle très riche d’enseignements.
Ce mot de fierté vient du latin feritas, qui signifie férocité, cruauté. Ainsi fier et féroce sont deux mots qui ont la même origine.
Nous, les modernes, sommes surpris par cette composante de sauvagerie digne d’Attila qui est à l’origine de cette notion de fierté.
Mais notre surprise ne s’arrête pas là. Car, à consulter les dictionnaires, on s’aperçoit que la définition du mot est évolutive, en ce qu’elle épouse de manière frappante l’esprit et surtout les mœurs des différentes époques.
Sans remonter bien loin, ouvrons, par exemple, le Littré :
L’étonnante première définition qu’il donne de l’adjectif fier est : « violent, qui a l’audace, l’intrépidité d’une bête farouche ». Plus qu’à un humain, cela ferait plutôt penser à un lion peint par Delacroix.
On voit par là qu’en plein dix-neuvième siècle subsiste, quasiment intacte, l’idée de sauvagerie présente dans l’étymologie latine du mot. Cette conception de la fierté semble en effet conserver un parfum d’impérialisme conquérant de la Rome antique.
Consultons à présent le Larousse actuel :
La première acception qu’il propose de l’adjectif fier est : « qui manifeste un sentiment de supériorité, arrogant, hautain ».
Nous constatons ici qu’en quelque cent cinquante ans qui nous séparent de Littré, on a quitté la description d’une vertu quasi guerrière pour celle d’un caractère empreint d’orgueil.
Pour faire image, je dirai que l’on passe ainsi du lion chez Littré au coq chez Larousse ; ou, si vous préférez, du valeureux Rodrigue de Corneille au fier Artaban du roman de La Calprenède, puis au bourgeois sentencieux Monsieur Prudhomme créé par Henri Monnier.
C’est comme si la fierté, initialement liée à une noblesse volontiers batailleuse et fière de ses origines, avait dégénéré, au fil du temps, en autosatisfaction bourgeoise.
Mais allons plus avant dans la définition de la fierté, en examinant cette fois une autre des principales acceptions recensées par chacun des deux dictionnaires que j’ai cités :
- Le Littré définit ensuite la fierté comme la faculté de « s’enorgueillir d’avantages réels ou supposés ».
- Tandis que le Larousse, étrangement indulgent à cette composante d’orgueil, n’hésite pas à qualifier la fierté de « satisfaction légitime de soi ». Cette absolution donnée par Larousse à l’individu satisfait de lui-même me semble en dire long sur notre époque.
Je vous ferai grâce de bien d’autres différences de définitions et connotations du mot fierté d’un siècle à un autre, d’un dictionnaire à l’autre.
Vous aurez simplement remarqué que, jusqu’ici, la fierté de l’individu est essentiellement rapportée à lui-même, à ce dont il pourrait, à tort ou à raison, se vanter.
Cela n’exclut pas qu’elle puisse porter par extension sur une autre entité que lui, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un groupe. C’est donc sur chacune de ces deux catégories de fierté que la légitimité ou non d’être fier doit être interrogée :
- d’une part, celle portant sur nos vertus, mérites ou réalisations personnelles ;
- d’autre part, celle que nous éprouvons volontiers par procuration à travers les succès des autres.
Occupons-nous tout d’abord du premier type, et posons précisément la question : de quoi sommes-nous fondés à être fiers personnellement ?
Ici se présentent à nouveau deux cas :
- Soit il s’agit d’un don qui nous a été accordé par la nature, et alors n’est-ce pas une bien grande prétention que de s’en enorgueillir comme si nous en étions l’auteur ?
On peut s’étonner, en effet, de la grande fatuité de l’homme à se camper en un animal supérieur comme s’il avait décidé lui-même des capacités de son cerveau. (Peut-être a-t-il prudemment inventé un Dieu créateur précisément pour se décharger sur lui de sa responsabilité à jouir d’un tel privilège. Mais c’est là une autre question …).
- Soit il s’agit, en revanche, d’une faculté acquise par notre propre mérite, et alors pourquoi ne pas en être fier ? Mais ici, la vanité nous guette : être fier de soi face à son seul miroir suffit à bien peu de gens. Il leur faut vite contempler leurs talents dans le regard des autres. C’est ainsi que le voleur ou l’assassin lui-même, s’il n’a été démasqué par la police, finit souvent par avouer à un confident son forfait pour lui en faire admirer l’habileté ou la ruse. Voyez d’ailleurs le cabotinage d’un Landru ou d’un docteur Petiot contemplant leur génie du crime dans les regards d’une salle d’audience ébahie. Décidément, tout être humain intimement fier de soi a besoin d’en partager l’ivresse avec un ou plusieurs complices ; et, quand il lui est donné d’être publiquement fier de lui, il est bien vite en danger d’histrionisme et de narcissisme.
Pour faire contrepoids à ces vues quelque peu moralisatrices, reconnaissons que la fierté, quand elle est vraiment digne de ce nom, fait appel chez l’individu à sa plus haute exigence intime.
Telle est justement la conception d’une artiste comme Maria Callas dans l’interview que j’ai évoquée, quand elle déclare : « non, je ne suis pas capricieuse, je suis fière ». Notez qu’elle ne dit pas « je suis fière de moi, de mon chant ». Si elle emploie l’adjectif fier absolument, c’est pour signifier « je suis intransigeante, artistiquement sans le moindre compromis ». Ce qu’effectivement elle était.
C’est ainsi que l’on retrouve subrepticement dans ce registre de fierté cultivé par Maria Callas le sens étymologique de cruauté qui réside au tréfond du vocable. Mais ici une cruauté envers soi-même par la tyrannie que la diva exerce sur sa personne, y compris sur son corps, dans son honneur de servir la musique jusqu’au sacrifice.
J’ai pris pour exemple Callas mais cette maltraitance de soi fait tout autant la fierté des plus grands parmi les artistes, les écrivains ou les sportifs, tous capables de martyriser leur corps pour conquérir la gloire. Voyez les forçats volontaires du Tour de France ou les 17 heures de travail par jour d’un Balzac.
Cela démontre assez bien que, quand elle évite l’écueil de la pure vanité, la fierté a presque toujours pour fondement la noble satisfaction de servir une cause plus grande que soi : sa patrie chez le militaire, l’Etat chez le Ministre ou le fonctionnaire, la société chez le bénévole, la science chez le chercheur, l’art chez l’interprète ou le créateur, etc. Bref, la noble fierté de servir n’a pas de domaine exclusif.
Une autre forme de la fierté qui tend à être positive c’est celle par laquelle une revendication de dignité cherche s’exprimer. Tel est bien le sens qu’il faut attribuer à la « marche des fiertés LGBT» que j’ai évoquée en commençant. Si l’on veut bien en considérer l’intention, il ne s’agit pas là d’une autosatisfaction, infondée, à être homosexuel, bisexuel ou transsexuel, mais d’une demande pressante de normalisation quant à la perception de ces identités, ainsi que de respect à leur égard. Le surprenant pluriel attribué ici au mot fierté entend précisément mettre l’emphase sur chacune de ces orientations sexuelles réclamant considération.
Au-delà de ce cas particulier de la marche LGBT, c’est un constat bien éprouvé qu’afficher fièrement ce que l’on est constitue un gage de respectabilité. Le général de Gaulle aurait-il été considéré un seul instant par Churchill s’il n’avait pas cultivé son allure altière jusqu’à une caricature de lui-même ? Le rapport entre fierté et politique, depuis Alexandre jusqu’à de Gaulle en passant par notre Roi soleil, qui en a été l’illustration la plus achevée, serait d’ailleurs un sujet en soi.
Examinons à présent le deuxième type de fierté, à savoir celle que j’ai qualifiée de fierté par procuration.
Ce peut être, par exemple, la fierté de voir réussir ses enfants, de voir l’humanité marcher sur la Lune ou, plus prosaïquement de voir un champion ou une équipe de son pays remporter une compétition.
Concernant les enfants, certes leur réussite est redevable à l’éducation que nous leur donnons, mais elle procède tout autant de leurs propres mérites.
Il n’empêche que nous sommes enclins, par notre fierté même, à en prendre notre part. De même qu’il nous arrive d’être fiers de victoires qui ne sont pas les nôtres par une sorte d’identification à ceux qui les remportent.
Ce peut être aussi, plus instinctivement, le seul fait d’appartenir à une communauté. Telle la fierté d’être Français, Américain ou bien Chinois, dans laquelle n’entre apparemment d’autre mérite que de s’être donné la peine de naître par hasard dans un pays plutôt qu’un autre. Plus qu’une vanité chauvine, il faut sans doute y voir l’aspiration à une sorte d’exhaussement de soi par le partage de quelque chose qui est plus grand que soi, à savoir une civilisation ou une culture.
De ce point de vue, on peut se demander si la fierté des peuples, qui flirte tantôt avec le patriotisme tantôt avec le nationalisme ou le chauvinisme, n’est pas la condition indispensable à leur survie.
Vous remarquerez qu’ici nous bouclons la boucle en revenant à nouveau à l’étymologie du mot fierté dans sa composante farouche, voire sauvage qui est potentiellement impliquée dans la défense souvent passionnée des identités nationales.
Brève conclusion
La fierté, comme nous l’avons vu, est un concept polysémique. Elle peut aller de l’affirmation originellement violente, voire cruelle, de la puissance ou de la supériorité jusqu’au bonheur très pacifique de partager quelque chose avec une collectivité, d’en défendre l’existence ou encore d’en recueillir l’héritage.
Alors, est-elle une vertu ou bien défaut ? Un sentiment légitime ou bien usurpé ? Une vanité ou bien une dignité ? Une disposition pacifique ou bien combative ? Peut-être alternativement tout cela selon les situations.
Mais, quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste, la fierté me semble appelée à demeurer un des ressorts fondamentaux de l’histoire humaine, de ses luttes comme de ses succès, dans une sorte de dépassement, souvent bienvenu, de la condition de mortel.
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