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Intelligence Artificielle, progrès ou régression pour l'humain ?

  • cafephilotrouville
  • 24 sept.
  • 19 min de lecture

Intelligence artificielle, progrès ou régression pour l’humain ?

© Muriel ROYIS / Intervention Café Philo de Trouville 12 juillet 2025

Introduction

L’Intelligence artificielle « IA » n’est pas une idée neuve. L’idée de créer des objets, des machines imitant des mouvements inspirés des actions humaines ou animales remonte à l’antiquité, bien avant la création de l’ordinateur.

Dans l’Egypte antique, des récits rapportent l’existence de statues animées pour des offices religieux. En Chine, au IIIème siècle avant JC, ce sont des oiseaux mécaniques qui sont cités dans les textes. Au moyen-âge, au XIIème siècle et à la Renaissance, les automates circulent dans les cours en occident. Léonard de Vinci (1452-1519) imaginera un chevalier mécanique fonctionnant grâce à des poulies. Au XIVème siècle, les horloges mécaniques, tel le Jacquemart , donnent une nouvelle impulsion aux automates, qui deviennent des objets de luxes à la mode au XVIème siècle.

Cette conception mécaniste du vivant se fonde sur la théorie de « l’animal-machine » de DESCARTES (1596-1650), pour qui le corps fonctionne comme une machine. A l’époque, le but était de comprendre les figures et les mouvements des corps vivants.

Au XVIIIème siècle, les automates connaissent un essor important. Pour l’anecdote, il convient de citer l’automate joueur d’échecs (1770) dit « le Turc mécanique » fabriqué par Wolfgang von KEMPELEN ; en réalité cet automate n’était qu’illusion, puisqu’à l’intérieur du meuble, caché, se trouvait un joueur humain qui actionnait le mannequin, tel un marionnettiste. L’autre automate célèbre est le « Canard de Vaucanson » stimulant la digestion et la défécation.

Au XIXème siècle, en Europe, les boites à musique s’enrichissent de dispositifs mécaniques sophistiqués avec les automates de Gustave VICHY .

Ainsi, l’histoire des automates préfigure les évolutions de la robotique, des technologies, et d’une certaine manière, l’intelligence artificielle.

La notion, quant à elle, « d’intelligence artificielle » a été forgée au milieu des années 1950, plus précisément en 1956 à la Conférence de Darmouth, dans la foulée des réflexions du mathématicien américain Alan TURING, qui se demandait si un ordinateur saurait un jour « penser », ou s’il n’était capable que du « jeu d’imitation » (Imitation Game).

De « l’homme-machine » au « cerveau-machine », nous voici plongés dans l’IA du XXIème siècle et autre robot conversationnel et Chat-GPT créé en 2022.

Ce raccourci est d’une simplification chosifiante de l’humain, une volonté d’assimiler l’humain à une machine, un mécanisme, qui s’origine dans la « philosophie mécaniste » de DESCARTES, notamment.

Mais au fait : l’Intelligence Artificielle, de quoi parle-t-on ?

L’IA et le caractère polysémique du mot intelligence : de quoi parle-t-on ?

En philosophie et dans l’antiquité grecque, le « noûs » (νοῦς en grec ancien) signifie l’intelligence, l’intellect, l’esprit. C’est-à-dire la faculté de l’esprit humain de penser, de comprendre, de connaitre, de se déterminer. PLATON définit l’intelligence comme « principe de science » et ARISTOTE comme une faculté différente de la sensibilité , de l’opinion, pour ne citer qu’eux deux.

Au moyen-âge, le terme philosophique « νοῦς » est traduit par le mot « intellectus » qui devient le terme technique savant pour « comprendre ».

Il est emprunté , au XIIème siècle , au latin, « intelligentia », faculté de percevoir, compréhension, intelligence, dérivé de « intellĕgĕre », discerner, saisir, comprendre, composé du préfixe « inter » entre et du verbe « lĕgĕre » cueillir, choisir, lire.

Etymologiquement, le mot intelligence fait donc référence à la capacité de penser, à l’esprit et aussi à la faculté de s’adapter à des situations nouvelles.

Aujourd’hui le sens du mot intelligence, dans l’expression « intelligence artificielle » semble poser une question de traduction, comme le souligne Etienne KLEIN :

Au sens anglais, « Intelligence » veut dire « traitement de l’information, gestion des données, dit autrement la Cybernétique », ce qui est très différent du sens français.

Au sens français, « l’intelligence c’est beaucoup d’autre chose, notamment capacité de discernement, de distinguer le vrai et faux , d’argumenter ( ce qui renvoie à la pensée), à montrer ce par quoi nous sommes intelligents, à faire des expériences de pensée, c’est-à-dire interroger son propre savoir pour tester sa propre cohérence. Tout ce que l’IA ne sait pas faire ».

« L’IA imite » précise E. KLEIN, rejoignant en cela le « jeu d’imitation » d’Alan TURING. « Elle n’est pas intelligente au sens de l’intelligence humaine. Nous projetons notre intelligence dans la façon qu’elle a de répondre à nos sollicitations. Elle mime l’intelligence » .

« Ex. Chat-GPT , calcul des corrélations dans sa base de données énorme, il ne comprend pas ce qu’il dit. C’est nous qui avons l’impression que ce qui est écrit a été pensée par la machine. »

Certes l’IA peut faire mieux que l’humain sur des tâches bien précises (ex. calculs…) . Mais penser veut dire bien autre chose que calculer ou associer à partir d’une programmation algorithmique, hyper entrainée. Penser implique le sens , la conscience notamment, de ce qui est exprimé.

Pour Laurence DEVILLERS, (professeur en informatique appliquée aux sciences humaines à Sorbonne -Université) , le langage des machines, (agents conversationnels-Chat GPT) est statistique, certes « quasi humain », mais en apparence ; car précise-t-elle, le « LLM » (Large Langage Model), utilisé par l’IA générative (production de texte, d’image de son, de vidéo), est fondé sur des « Transformers » (GPT-4), à savoir des réseaux d’algorithmes entrainés à reconnaitre les régularités statistiques du langage à partir d’énormes corpus (DATA center), constitués de milliards de données (textes-sons-images).

Ces systèmes d’IA génératives, dit-elle, « fonctionnent uniquement avec des représentations numériques, sans appréhender la signification des mots ».

Ainsi, c’est justement, souligne-elle, « Le simple fait de manier le langage, à travers lequel s’exprime la pensée et le jugement humain , qui provoque une projection par les humains de connaissances, d’affects et de jugements moraux sur la machine. » .

C’est pourquoi Laurence DEVILLERS nous invite « à mieux comprendre les perceptions humaines et d’expliquer ce qu’est « la parole » des machines pour éviter de suivre sans se poser de question ».

Rejoignant en cela E. KLEIN, mais aussi Cynthia FLEURY , philosophe et psychanalyste qui analyse « l’Intelligence Artificielle » et « l’Intelligence Humaine » de la manière suivante :

« L’intelligence humaine « L’intelligence artificielle

est précisément une capacité créatrice de s’adapter au réel, cette intelligence étant tout aussi sociale, corporelle, musicale, logicomathématique, gestuelle, spatiale qu’émotionnelle, l’ensemble produisant précisément cette capacité de synthèse permettant d’organiser le réel. » si mal nommée, est à ce jour une puissance de calcul, tendant de simuler l’intelligence humaine à partir d’une volumétrie de données, sans cesse plus exponentielle, grâces à des algorithmes. En sommes une force de calcul dédiée à la maximalisation d’une tâche très spécifique, s’appuyant sur des jeux de données dont il faut sans cesse vérifier la qualité, sinon les erreurs sont conséquentes. »

Ainsi, mal employée, dans l’expression « intelligence artificielle » (IA), le mot « intelligence » n'est qu'une métaphore, voire un abus de langage. Car « l’IA » est incapable de donner une signification à ses propres calculs. Ainsi comme l’écrit le paléoanthropologue Pascal PICQ « Technique sans conscience, ruine de la pensée », propose que le terme plus adéquat pour nommer l’intelligence artificielle serait « digitalisation de l’esprit ».

Le bilan de ces quelques définitions de l’intelligence donne à voir que l’intelligence humaine ne se réduit pas à « résoudre des problèmes, à calculer ». Elle s’inscrit dans un rapport sensible au monde, à savoir que nous pensons avec notre corps. L’intelligence est la manière dont nous faisons face aux situations les plus diverses, non connues par avances, nourries de manière consciente et inconsciente de relations socio-culturelles. Une « intelligence artificielle » ne connait pas les situations, elle n’a pas de conscience, ne connait pas le sens des mots qu’elle utilise ; elle corrèle des signaux, sans saisir l’intention, ni la finalité de ce qu’elle produit. Elle ne connait que les classifications algorithmiques programmées par l’humain, avec des capacités de calculs certes phénoménales, qui dépassent celle de l’humain, et c’est en cela qu’elle peut aider et être complémentaire.

Par ailleurs, il convient de souligner que l’intelligence artificielle « IA » n’est pas artificielle. Elle est matérielle, faite de ressources naturelles, de carburant, de main d’œuvre humaine, d’infrastructures, de réseaux, d’algorithmes.

Toutefois, force est de constater que, par ses performances réelles de calculs, et l’usage qu’elle fait proche du langage humain, l’IA distille ce que Gunther ANDERS appelait « une honte prométhéenne » à savoir, ressentir la faiblesse de la condition biologique humaine et ses limites, face à la toute-puissance de la machine et de la technique; celle-ci nourrissant, si je puis dire, cette quête renouvelée et démesurée chez l’humain de type « Prométhéen » que je qualifierai « d’Hubris techniciste et technologique ».

Cette dernière réflexion nous amène à questionner le progrès technique qui, après la mécanique, débouche sur les technologies.

La « boucle Prométhéenne » du progrès technique : entre liberté, aliénation et destruction de l’humain.

Pour comprendre l’IA d’aujourd’hui, issue de cette course perpétuelle au progrès, revenons aux sources de la mythologie avec PLATON. Le mythe de Prométhée est fondateur dans le rapport des civilisations européennes avec le progrès technique et technologique actuel.

PLATON, dans le Protagoras , fait le récit mythique de la naissance de la technique : Epiméthée n’ayant donné à l’homme aucun instrument naturel pour se nourrir et se défendre, son frère Prométhée aurait dérobé la technique du feu aux dieux de l’Olympe pour la transmettre aux humains. Face à cet acte déloyal, Zeus le condamne à être attaché à un rocher sur le mont Caucase, où un aigle lui ronge le foie le jour, qui sans cesse repousse la nuit.

Pour Platon, la technique peut conduire à « l'hubris », cette forme d'excès où l'homme oublie les limites de sa condition et cherche à rivaliser avec les dieux. C’est pourquoi, elle doit être accompagnée de vertus éthiques et politiques pour que la société humaine puisse prospérer de manière juste. Voilà une pensée de PLATON qui résonne aujourd’hui avec notre actualité de l’IA.

Ce mythe de Prométhée donne à entendre l’idée de démesure, de toute puissance inquiétante de la technique d’une part, d’autre part l’idée que la production d’outils est pour l’homme une nécessité vitale (originellement la technique du feu, pour se chauffer et pour cuire sa nourriture).

Ainsi l’humain « Homo Sapiens » devient « Homo Faber », l’être qui place des outils entre lui et le monde. (Exemple, le marteau, le couteau, fabriqués par l’humain, est le prolongement de la main pour transformer la nature).

L’outil , l’instrument (organon : ὄργανον grec ancien), la machine, la technique et aujourd’hui les technologies, semblent donc être une spécificité humaine. C’est en cela qu’il se distingue des autres espèces. A la différence de l’animal ou l’organe et l’outil peuvent se confonde (ex. Le crabe se sert de ses pinces pour s’enterrer. Le chimpanzé peut se servir d’un bâton pointu, mais il ne saurait le tailler lui-même).

Selon ARISTOTE, la technique qui vient du grec « technè » signifie « une disposition à produire accompagnée d'une règle vraie ». La technique est un ensemble de règles qu'il faut suivre pour produire un objet donné, ou une activité réglée qui vise un résultat. Dans ce sens, il existe une certaine technique pour nager le crawl, jouer au tennis, façonner un marteau ou fabriquer une table en bois. L’humain ne se contente pas d’imiter la nature, il est également capable de créer ce que la nature ne peut pas produire par elle-même. (ex. une table en bois).

Avec HOMERE, le mythe de Talos , un géant de bronze chargé par Héphaïstos de défendre la Crète, préfigure par exemple les usages militaires de l’IA. Le dieu de la forge aurait construit des sortes de trépieds animés, automates dont d’HOMERE fait le récit.

De l’objet technique au système technique :

Bref, des premiers outils de l’humanité à l’IA d’aujourd’hui , en passant par le « machinisme industriel » du XIXème siècle, où les automates du XVIème et XVIIIème siècle quittent les scènes de théâtres pour entrer dans les ateliers des usines afin de remplacer les gestes des « corps des ouvriers » par des machines qui les copient, cette nouvelle figure de travailleurs « l’homme-machine » s’origine avec le « modèle mécanique du vivant » .

Ainsi, là où l’outil était le prolongement de la main humaine (artisan, ouvrier) et faisait « corps ensemble » pour accomplir le geste, - dit autrement, l’humain guidait l’outil qui lui apportait précision dans son rapport à la matière (métal, bois. etc.) -, au XIXème siècle avec l’industrialisation des processus de production, les « corps humains » ont été progressivement déplacés, libérés de tâches fastidieuses, grâce au progrès technique de l’ingéniosité humaine.

Mais en même temps « aliénés », dans la tradition de HEGEL et MARX, au sens où « tout régime technique déterminé impose à l’individu comme à la société un ensemble de contraintes ».

En effet l’humain travaille au rythme des machines avec lesquelles il est en interaction sur les chaines de production ou d’assemblage pour reprendre ici le modèle de l’industrie automobile, toujours d’actualité et amplifié, et aussi, si nous nous intéressons un peu au travail, celui des gigantesques entrepôts d’AMAZONE. Sorte de « corps-machines » les travailleurs sont partie prenante des rouages d’une machinerie organisationnelle bien plus grande qu’eux, comme happés par « le système technique et technologique » .

Ici, ce qui est important de souligner, pour comprendre ce qui va suivre sur l’IA et autre ChatGPT, c’est que « l’humain (travailleur du XIXème siècle) perd la propriété de ses moyens de production, ses savoir-faire, qui sont délégués aux machines, alors qu’au XVIIIème siècle l’artisan en reste propriétaire. Cela est encore vrai aujourd’hui pour une certaine forme de travail artisanal. Nonobstant l’humain se développant avec le progrès technique, il acquiert d’autres gestes, connaissances ou compétences.

Ainsi, compte tenu du « fil rouge » de cette intervention, face à cette logique prométhéenne du « dépassement» , d’une quête perpétuelle d’un travail toujours plus automatisé par la technique, nourri de l’idéal mythique du progrès , pensé dans le bon sens d’un processus d’amélioration continue du confort et des besoins l’humain, nous (l’humanité) sommes passés au fil des siècles, d’un « objet technique », comme médiation du rapport à la matière, à la nature pour la transformer selon l’humain , à « un système technique », quasi culturel et aliénant comme le souligne de nombreux philosophes.

Sans être exhaustif, quelques penseurs de la technique méritent attention, pour nourrir la réflexion de cette intervention.

Approche culturelle de la technique

Sur la notion du « quasi culturel » de la technique, nous pouvons convoquer Gilbert SIMONDON pour son approche socio-culturelle de la technique, notamment. Pour lui, il ne s’agit pas d’imposer une autre culture à l’humain, mais indirectement la « technique-technologie », via la modification de l’environnement et des besoins qu’elle produit, change notre rapport à l’environnement, au monde, aux personnes (ex. le GPS des smartphones fait encore évoluer notre rapport à la réalité du terrain, du territoire, comme la carte en son temps). Si « la carte n’est pas le territoire », en ce sens qu’elle ne peut pas représenter toute la réalité et surtout l’expérience que les êtres humains font de cette réalité du terrain, il en est de même pour « le GPS qui n’est pas le territoire », même s’il facilite aujourd’hui la vie, à condition, d’avoir un « smartphone » rempli d’« IA ».

SIMONDON replace le progrès technique dans son historicité, afin de souligner le changement de rapport entre l’objet technique et l’être humain, au fil de siècles, et les transformations des structures sociales qu’il induit.

Ainsi, progressivement l’humain « créateur des objets techniques » construit sa propre culture technique, fait « corps » avec elle, ne peut plus s’en passer et ce nouveau monde de la technoscience va de soi. La technique (technologies aujourd’hui) n’est donc pas neutre dans nos modes vies, et l’humain est plongé dans un « véritable système technique ambivalent »

L’ambivalence et l’hégémonie du « système technicien »

Pour Jacques ELLUL , la technique se caractérise par son ambivalence et non son ambiguïté. Comme nous l’avons brièvement souligné avec HEGEL et MARX notamment, la technique est ambivalente car elle libère (voiture, téléphone mobile) autant qu’elle aliène. Elle créé des problèmes dès qu’elle en résout (ex. le plastique, la voiture facilite les transports et pollue), elle s’accroit par des solutions qu’elle apporte (ex. informatique et autre IA ).

La technique est aussi « le nouveau milieu de vie de l’être humain » à la fois matériellement et moralement. Il a théorisé l’hégémonie du « système technicien », considérant que l’affrontement des « luttes des classes », moralisé par MARX entre prolétaires exploités et patrons, n’est pas qu’une question de personnes mais de système .

J. ELLUL posera un véritable réquisitoire contre ce qu’il appelle « l’illusion techniciste » car, en définitive tout progrès technique et technologique engendre de manière systémique et inséparable des effets néfastes et des effets positifs. Que pouvons-nous prévoir des effets d’une nouvelle technique ?

Face à ce constat, nous ne pouvons faire l’économie d’évoquer ici Günther ANDERS , dont la pensée, avec d’autres contemporains du XXème siècle, reste d’actualité au XXIème siècle pour la suite de notre propos sur l’IA.

Un progrès technique déshumanisant.

Sur les effets imprévisibles d’une invention, dans les usages qu’elle peut engendrer le cas de la bombe atomique est emblématique et marquera la pensée de G. ANDERS sur le progrès technologique déployé par l’humain, comme facteur de destruction et de déshumanisation. Pour lui, « l’héritage « anthropologie-philosophique » fonde l’humain par sa capacité à créer son monde, avec la technique, pour répondre à ses besoins » comme évoqué ci-dessus. L’idée de « l’être-ensemble qui prime pour l’humain, est désormais « l’être avec les machines et les produits », « le prix à payer pour un monde confortable, c’est la dépendance absolue à la technique » , à la fois pour son être et sa fin ( usage fait de la bombe atomique ).

Pour G. ANDERS, l’humain développe sa propre réification et son obsolescence programmée , tout comme les machines produites. Les humains se sentent obsolètes car ils sont dépassés par des objets techniques qui les aliènent, qu’ils ne maitrisent plus. G. ANDERS fera une critique assez radicale du paradigme cybernétique. Pour les premiers cybernéticiens, il convient de noter, que « l’objectif est de réduire la différence ontologique constitutive de notre modernité entre l’humain, l’animal et la machine et les concevoir tous les trois comme des systèmes au comportement adaptatif ». Ils prônaient un recours à « l’ingénierie humaine », pour mettre la société sur « les rails du progrès ».

Pour compléter l’idée, WIENER, l’un des pères de la cybernétique, soutenait notamment, que « la plupart des types de comportement sont identiques chez les machines et chez les organismes vivants ».

Face à cette logique « prométhéenne » d’une technologie quasi « transcendantale », le fonctionnement du « cerveau humain », bataille de l’IA actuelle, est comparé à un ordinateur. Il est considéré comme un mécanisme de commande qui permet « au système de l’humain » de s’adapter à son environnement.

Cette fois-ci, ce n’est plus le geste du corps humain qui est externalisé dans la robotique technicienne, mais l’esprit humain qui est convoité, via l’intelligence artificielle « IA ».

Ainsi, au-delà de la question de l’usage de la technologie souvent évoqué, l’humain est, plus que jamais, face à son « principe de responsabilité » comme le dit Hans JONAS « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre.» Cela veut dire qu’il faut tenir compte, dans la mise en œuvre d’une technologie nouvelle, des risques qu’elle fait encourir aux générations futures. La responsabilité des inventions technologiques, par l’humain lui-même, repose sur l’humanité toute entière.

Bien entendu, aujourd’hui nous ne pouvons pas connaitre exactement tous les effets potentiellement « progressistes ou régressifs », que le développement de l’IA fera peser sur l’humain et l’humanité ; cependant la question reste entière et nous pouvons en identifier quelques traits, afin de garder « notre esprit critique » sur le sujet.

Tout en laissant volontairement de coter la question sous-jacente de l’éthique, posée par la citation de Hans JONAS, essayons de nous interroger sur l’ambivalence de l’IA.

L’Intelligence artificielle, un pacte « Faustien » pour l’humain ?

L’IA » est-elle un « Prométhée déchainé » qui menace « l’esprit-Humain » ?

Si « l’IA » apporte, notamment dans le domaine médical, du soin, comme le souligne notamment Cynthia FLEURY , une aide précieuse à la recherche, et autres champs de recherche pour le bien de l’humanité, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une réflexion, sur les effets régressifs que l’IA générative, type « Chat GPT », fait porter sur l’humain et son développement.

« L’IA est aux frontières de l’esprit »

Avec l’Intelligence artificielle, une des caractéristiques essentielles de l’humain est remise en question : « L’esprit humain / l’intelligence humaine » se trouve mise en doute et en concurrence. Mais aussi son « logos » (grec ancien λόγος ), qui, depuis PLATON et ARISTOTE, signifie « la parole », « le discours écrit, textuel ou parlé » et par extension « l’intelligence elle-même ». Dit autrement, sous un angle plus psychanalytique, le langage fait de l’humain un « sujet parlant ».

Ainsi, pour le philosophe Mark HUNYADI le nouveau fait anthropologique, réside dans le fait que « pour réaliser une action et atteindre un but, les humains doivent obéir à une machine ». Ce rapport de « subordination » est totalement nouveau et dépasse le rapport « humain-machine » déjà imbriqué l’un avec l’autre dans les processus de production, évoqué ci-dessus.

Mark HUNYADI va jusqu’à évoquer « une bataille de l’esprit » qui se joue aujourd’hui avec l’IA.

Pour se faire il retient trois items :

Le numérique+ (numérique augmenté de l’IA), forme de relation au monde, comme déjà évoqué avec le progrès technique, « poursuit son incursion dans la vie individuelle et sociale », avec un enjeu amplifié de l’IA pour l’humanité, à savoir « imposer tendanciellement à tous les humains, dans tous les domaines, un rapport au monde qui passe par ses dispositifs techniques », le numérique+ devenant une médiation obligée au monde.

Ainsi, selon Mark HUNYADI, « c’est une fois que cette médiation se sera définitivement imposée, que l’esprit humain sera colonisé, satellisé, mis sous tutelle ». Nous sommes déjà installés, sans grande résistance à cette dépendance des services en ligne totalement numérisés (ex. pour prendre un billet de train, de concert…ou pour tout autre service de la vie quotidienne). Selon lui, cette soumission au numérique à deux faces (i) une identification préalable et (ii) une soumission sans réplique à la procédure imposée par l’application du logiciel.

Là, l’humain doit obéir à la machine, si non le service attendu n’est pas obtenu. Et comble du comble, nous devons certifier, en cochant une case ou en identifiant des images, que nous « êtres humains » ne sommes pas des robots ou encore dialoguer avec un « Chabot » qui, a un moment, nous dira « je ne comprends pas votre question ».

Les relations humaines « humain à humain » disparaissent progressivement et cela n’est pas sans effet sur la « vie de nos esprits ».

En effet « l’esprit est ce qui nous relie au monde » précise Mark HUNYADI, « il est notre connexion à la réalité » - à savoir notre rapport sensible, temporel, social et psychique au monde évoqué plus haut. En philosophie de l’esprit, précise-t-il, il y a une différence entre « états physiques » et « états mentaux » et « cette connexion humaine est ce qui définit l’esprit » et son intelligence. « conscience de soi, représentations, intentionnalité, expérience de vie ». Ainsi, « loin de la splendide souveraineté du « cogito cartésien », la raison individuelle devient un organe d’adaptation à la nouvelle rationalité du monde ».

Notre raison individuelle, que l’on peut ici associée au « logos », « trouve sa part, non alignée au numérique, réduite ». Avec l’ « IA » du numérique+, la connexion naturelle de notre esprit au monde va s’altérée dans la durée, provoquant à terme un risque de « menace sur le fonctionnement de l’esprit » tant il sera conditionné par sa subordination à la machine numérique.

« La sollicitation de la dimension libidinale de l’humain»

L’IA n’échappe pas à la logique du progrès technique , à savoir « apporter du confort », « répondre aux besoins ». En ce sens elle opère « une colonisation de l’humanité » sans contrainte, à bas bruit, se rendant indispensable dans les activités de la vie quotidienne. « Chacun y trouve son confort (…) personne n’échappe aux bienfaits du numérique+ (…) et l’utilité immédiate apparait en maints domaines incontestables » et « tend à se faire reconnaître comme désirable » souligne Mark HUNYADI, « Ce qui en retour a pour effet de l’accélérer » et de créer « un asservissement enjoué » précise -t-il.

« Chat PGT », emblème de l’intelligence artificielle en est la démonstration éclatante ». Le caractère très pratique est très séduisant, grâce à la satisfaction immédiate du besoin sans effort, tel un hameçon d’une part et grâce à son « langage quasi humain » totalement algorithme d’autre part. « Chat GPT s’adresse à ces utilisateurs comme à des êtres libidinaux » précise Mark HUNYADI, dans la réalisation de leurs désirs. L’engouement pour l’IA, versus Chat GPT, se loge dans cet « empire libidinal », telle « une colonisation libidinale » pour reprendre sa formule de l’emprise du numérique dans nos sociétés.

Autre exemple les « like » sont des réactions très libidinal, pas de réflexion, de raisonnement, pas de langage, ni de mots, ni de phrase donc pas de pensée.

« Le paradigme cybernétique , comme menace de l’esprit, de l’intelligence humaine»

Comme évoqué plus haut avec Etienne KLEIN, le schéma cybernétique repose sur l’information, qui n’est autre qu’une donnée, non porteuse de sens, qui moyennant un certain traitement, déclenche un certain effet, pour le dire autrement « inputs-outputs » ; or si l’on suit le raisonnement de Mark HUNYADI, comme l’IA s’adresse à l’humain sur « un mode libidinal » (répondre à ses problèmes, à ses questions, bref satisfaire ses désirs) et cela dans un « langage perçu comme quasi humain », la machine renvoie, en apparence ce mode libidinal, tel un « miroir » dans lequel l’esprit humain s’engouffre joyeusement, jusqu’à imaginer que « la machine pense ».

Ainsi, ce qui menace à terme, selon Mark HUNYADI, « c’est le devenir cybernétique de l’esprit ». « La numérisation du monde enveloppe l’esprit humain dans un manteau de données » et « l’esprit humain apprend désormais à se comporter en acteur cybernétique » précise -t-il. L’humain s’accoutume de s’en remettre aux machines, aux smartphones, sa « nouvelle culture numérique ».

Ce faisant, l’humain devenant un « acteur cybernétique », contribue à appauvrir, à atrophier son esprit, son intelligence (capacité de penser, d’argumenter, de juger de contempler même, facultés qu’ Hannah ARENDT estimait, comme les plus hautes de l’esprit humain, en les distinguant du savoir et de la connaissance) part un usage systématique de l’IA et autre CHATGPT (par exemple). L’esprit, l’intelligence humaine s’orientera de plus en plus dans le monde par « Data interposés ».

Ici se pose les questions : Comment l’humain apprendra-t-il dans le futur ? , Quel rapport au savoir aura-il ?

« A monde cybernétique, esprit cybernétique : tel est la formule du devenir cybernétique de l’esprit humain », selon Mark HUNYADI,

La menace d’un tel avenir tient au fait que « l’esprit/l’intelligence » humain dispose d’une caractéristique spécifique, à savoir qu’il est relié non seulement à ce qui est donné, au factuel, mais aussi et surtout « à ce qui n’est pas encore donnée », l’imagination, le non factuel, le « contrefactuel » pour reprendre le concept de Mark HUNYADI. C’est grâce au « contrefactuel », à cette capacité à « dépasser le donné » que l’esprit et l’intelligence humaine ont tant imaginé et créé de nouvelles techniques. Que des esprits, comme EINSTEIN, ont pu imaginer et questionner le non donné. Cette disposition de l’esprit, que Mark HUNYADI appelle « puissance de contrefactualité » se trouve menacée.

Les résultats d’une étude récente aux USA ( juin 2025- Massachusetts) « pose la question qui dérange » selon le professeur Daniel RUSSO (du département informatique de l’université Aalborg (Danemark) : « Les intelligences artificielles sont efficaces, certes, mais avons-nous l’impression avec elles d’avoir réellement réfléchi ? « ChatGPT affaiblirait la « pensée critique »

La leçon fondamentale que tire Mark HUNYADI, est de « déclarer l’esprit patrimoine commun de l’humanité ».

Avec « l’IA », s’il n’en prend pas garde, nous pouvons nous demander, si l’humain ne joue pas encore contre lui-même dans une sorte de « dépossession programmée » de sa propre essence et spécificité humaine « son esprit et son intelligence », laissant entrevoir peut-être « un risque existentiel » de « sa condition humaine ».

Pour ne pas conclure, le but de cette brève réflexion sur l’IA, n’est pas d’être contre ou pour une IA déjà là. Mais de garder « un esprit critique » en se posant les bonnes questions, afin de ne pas être submergé par celle-ci. Avoir conscience de « ce qu’elle n’est pas » et de « ce qu’elle est », afin de construire, autant que possible, un rapport équilibré « humain/technologie »…

Annexes

Gravure de l’automate dit « Le Turc mécanique »

Source Wikipédia

Automate de Gustave VICHY – 1900 – Le Pierrot

Le Pierrot est représenté terminant sa correspondance à la lueur de sa lampe et finissant par s'endormir. La lumière s'éteint. Il s'éveille alors et allonge le bras pour lever la mèche, la lampe se rallume, il tourne la tête et fait mouvoir ses paupières avant de continuer d'écrire. Le costume et les accessoires sont anciens. L'animation musicale est assurée par une musique à deux airs.

Source site « Commissaires-priseurs BEAUSSANT LEVEVRE & associés. Paris Drouot

Le Jacquemart

Jacquemart de la collégiale Saint-Pierre de Louvain

Source Wikipédia


 
 
 

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