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Kant : qu'est-ce que les Lumières ?

cafephilotrouville

 

 

                                  

   26 octobre 2024 -   Christian Carle

 

                    Le texte de Kant sur les Lumières fait partie de ces opuscules accessibles à tous par lesquels il est recommandé de s'initier à sa pensée. On le trouve en format papier, mais également sur internet, et il est bon de l'avoir lu avant d'en parler, afin d'en saisir toutes les nuances, ce que ne saurait rendre son seul exposé. Il marque le coup d'envoi de ce qu'on appelle l'Aufklerung, l'époque des Lumières en Europe, et  en Allemagne, le début de son réveil national et de son émancipation intellectuelle.

 

Le texte est bref, d'une brièveté qui expose à la tentation de le solliciter dans un cadre plus large que celui où il se tient, ce que fait entre autres Michel Foucault dans dans son brillant commentaire et à partir de ses propres préoccupations .N'ayant pas sa vaste culture, je me bornerai à suivre le texte, et après l'avoir fait à y ajouter un commentaire personnel.

 

Il s'ouvre sur une définition des Lumières : les Lumières sont « ce qui fait sortir l'homme de l'état de minorité qu'il doit s'imputer à lui-même », et la minorité consiste « dans l'incapacité de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui ». Cet état de minorité est l'état dans lequel l'individu grandit jusqu'à sa majorité légale, stade où il est supposé pouvoir se prendre en charge ; cependant, les habitudes contractées persistent, et le besoin de tuteur continue à se faire sentir, au moins s'agissant de ce qu'il faut penser et croire. Kant y voit un manque de courage (d'où la formule célèbre « aie le courage de te servir de ton propre entendement »), et par courage il ne faut pas forcément entendre une volonté de rompre, mais d'abord une volonté d'examen personnel de ce qu'on a reçu jusque là passivement.

 

C'est cette passivité intellectuelle que Kant taxe de paresse et de lâcheté ; il est beau de se laisser instruire quand on n'est pas encore en état de s'instruire soi-même, mais l'état de minorité ne doit pas durer toute la vie ; et certes, il est risqué de penser par soi-même, on s'expose à se tromper;Kant prend la comparaison avec l'apprentissage de la marche chez le jeune enfant : il fait de nombreuses chutes avant de pouvoir marcher d'un pas assuré, mais c'est ainsi qu'on apprend, et cela vaut mieux que de se priver de l'usage de ses jambes ; il récuse ainsi l'argument habituel des monarques, selon lequel le peuple n'est pas mûr pour la liberté ; mais s'il n'en fait jamais l'essai, quand sera-t-il mûr ?

 

Aussi bien existe-t-il un moyen sûr de ne pas chuter sans cesse et d'aller d'erreur en erreur, qui est, plutôt que de ne compter que sur ses propres forces, de s'adjoindre celles d'un public, et de s'inscrire dans une parole publique susceptible d'être soumise à examen et discutée publiquement ; c'est ainsi qu'un public s'instruit lui-même, sans avoir besoin d'un tuteur. Néanmoins prudent, Kant ne mise pas tant sur les vertus du débat que sur l'autorité de savants qui, s'étant dégagés des préjugés pour eux-mêmes, et étant qualifiés en tant que savants pour communiquer leurs idées, donnent l'exemple de ce qu'il est possible de faire pour s'émanciper des préjugés et y encouragent. Il n'en souligne pas moins les résistances auxquelles de tels savants doivent s'attendre, y compris de la part du public qu'ils cherchent à instruire, tant les préjugés une fois semés sont difficiles à extraire, raison pour laquelle un public ne peut accéder que lentement aux Lumières ; une réforme de la façon de penser ne peut être que très progressive, et on ne peut l'espérer d'une révolution politique, qui ne bouleverse les façons de penser qu'en remplaçant d'anciens préjugés par de nouveaux (Kant avait été témoin de l'évolution de la Révolution française, qu'il avait approuvé à ses débuts, mais avec laquelle il avait pris ses distances ensuite, considérant que l'évènement, qu'il réussisse ou qu'il échoue, était moins important que ce dont il était le signe, à savoir la manifestation pour la première fois dans l'histoire du monde d'une aspiration générale à l'émancipation collective).

 

La diffusion des Lumières n'exige pas autre chose que l'usage public de la raison, et elle n'a d'autre limite que celle qui repose sur la distinction entre usage privé et usage public. Il serait en effet dangereux que quelqu'un qui est en charge d'une fonction qui intéresse la société entière- un fonctionnaire, un militaire, un prêtre-,s'autorise de la liberté de penser pour critiquer sa fonction dans le cadre de son exercice, car ce n'est qu'à la condition de la remplir selon les instructions qui lui ont été données qu'il en a été investi ; dans ce cadre, il ne fait que ce que Kant appelle un usage privé de la raison ; mais quand il s'exprime en tant que savant et en dehors de sa charge, et qu'il s'adresse directement à un public, que ce soit celui de ses confrères ou le public au sens large, il doit avoir toute liberté d'exprimer sa pensée et il ne fait que son devoir de citoyen. C'est ce que doit comprendre un gouvernement éclairé, qui doit dans ce domaine s'interdire la censure ; car il est tout à fait impossible et contraire au  bien public que des institutions quelles qu'elles soient soient figées éternellement et réputées inaccessibles à toute visée d'amélioration.

 

Des règles d'usage et un certain mécanisme dans leur application sont sans doute nécessaires au fonctionnement des institutions ; pour autant, ces règles et leur application n'échappent pas à l'examen critique, pourvu que ce soit dans un cadre approprié, et cela vaut aussi bien pour la doctrine de l' Eglise et les règles qui en découlent.

 

En définissant ainsi un espace pour la liberté de penser, Kant formule les conditions de son exercice ; autrement, elle est contraire aux intérêts de la société.

Les institutions de la société doivent pouvoir évoluer, mais de façon indirecte, en passant au préalable par le philtre d'une parole publique qui prend à témoin tout ou partie de la société, celle qui est concernée par la question.

 

Ce préalable, avec la distinction qu'il opère entre usage privé et usage public de la raison, est capital pour l'exercice de la liberté de penser. Kant prend la précaution de souligner que l'objection de conscience peut se faire dans le cadre de l'exercice courant de la fonction, mais ce ne peut être qu'à titre exceptionnel (ainsi le refus pour un fonctionnaire d'appliquer une loi manifestement injuste),et dans ce cas la conséquence normale est la démission de la fonction.

Dans son raisonnement, il s'adresse principalement à la classe ecclésiastique, qui à son époque dirige les consciences : a-t-elle le droit de critiquer les symboles de la religion qu'elle sert ou doit-elle les considérer comme immuables ? Il répond que non seulement elle en a le droit, mais que ce serait un crime contre la nature humaine, dont la destination est d'avancer dans la voie des Lumières, d'interdire tout progrès en ce sens, fut-ce par les décrêts les plus solennels du pouvoir souverain.

L'ecclésiastique n'est pas tenu pour critiquer sa religion d'adopter un ton qui le mettrait en opposition ouverte avec son Eglise, mais une critique savante est tout à fait légitime et ne peut qu'être bienvenue, surtout dans le cadre de l'Eglise réformée alors dominante en son pays et favorable à l'examen des textes sacrés.

 

Kant pose ainsi les jalons de la  liberté de penser telle que nous la comprenons, et même de la future laïcité : même un gouvernant ne peut pas s'opposer au libre examen des dogmes religieux, et, pourvu qu'il n'en résulte aucun trouble important de l'ordre civil, il doit laisser les gouvernés libres de faire eux-mêmes ce qu'ils croient nécessaire pour le salut de leur âme, cela ne le regarde en rien. A une époque ou pouvoir politique et pouvoir religieux restent étroitement liés, cette affirmation d'une séparation nécessaire entre les deux, et pour ce qui concerne l'autorité religieuse, d'un droit des croyants à contester la validité des dogmes, est tout à fait remarquable ; pour autant, dans l'esprit de Kant cette contestation n'a pas lieu d'être poussée jusqu'à l'athéisme, et la critique doit rester constructive ; comme la plupart de ses contemporains en Allemagne, il ne croit pas qu'une société puisse se passer de religion. Il s'en faut de beaucoup, ajoute -t-il, que dans l'état actuel des choses tous les hommes soient déjà en état de se servir sûrement de leur propre intelligence dans les affaires de religion ; soit la critique est excessive, soit elle est timorée et indigente ; du moins la voie est-elle ouverte pour une telle critique éclairée, à mesure que les obstacles à la diffusion des Lumières diminuent progressivement.

 

Après avoir averti qu'il avait placé dans les choses de la religion la priorité à examiner pour l'émancipation des esprits et la diffusion des Lumières (ce qui sera aussi la démarche de Marx quelques temps plus tard), Kant ajoute que l'esprit de libre examen et la liberté de penser doivent s'étendre aux arts, aux lettres, et jusqu'à l'autorité des lois, et qu'un prince tolérant et lui-même éclairé doit pouvoir n'y trouver que des avantages.

 

Le texte se conclut sur un propos sibyllin d'où il ressort que la liberté doit pouvoir se limiter elle-même, faute de quoi le prince a à sa disposition une armée nombreuse et bien disciplinée pour le lui rappeler ; car c'est à l'intérieur de telles limites que la liberté produit ses meilleurs fruits.

                                                            

Cette remarque de Kant mérite d'être prolongée et va fournir la matière de mon commentaire.

Kant situe sa réflexion dans le cadre institutionnel de la société de son temps, soit le despotisme éclairé de Frédéric II. Son texte date de 1784, donc plusieurs années avant la révolution française, et donc quand il l'écrit il n'a pas en tête les acquis de la révolution et ceux de la démocratie dont elle accouchera à terme.C'est ce qui en limite certaines vues, comme la séparation entre espace privé et espace public, car pour nous, qui vivons en démocratie, l'espace privé, c'est-à-dire pour Kant la sphère professionnelle, peut aussi donner lieu à une critique publique, ne serait-ce que par l'existence de syndicats.

Quant au gouvernement, il est clair pour nous que la prise en compte de ce que pensent les gouvernés est de son intérêt. Plus actuelle est l'exhortation à la fin de son texte à ce que l'expression publique de la liberté de penser se limite elle-même et se fasse par les canaux appropriés, sauf à apporter de la confusion dans le débat public et à l'obscurcir plutôt que de l'éclairer .

Cette confusion est ce que nous voyons chez nous aujourd'hui, ou l'expression publique de ses opinions, fussent-elles les plus délirantes, est à la portée de tous et pas seulement de quelques esprits éclairés.

 

Cette situation, Kant en avertit dans les derniers mots de son texte, mais il ne pouvait prévoir qu'elle deviendrait un jour la norme démocratique. Comme toujours chez lui, il fait preuve d'un optimisme de la raison qui ne néglige pas les obstacles mais les enjambe dans une perspective à long terme ; le mot de destination qui revient souvent sous sa plume signifie qu'à ses yeux le genre humain  a vocation à s'émanciper par les Lumières et que sa marche en ce sens est irrésistible.

 

Le contenu des Lumières, ce sont les connaissances, et le postulat est que leur plus large diffusion est favorable tant à la liberté personnelle qu'à la liberté publique ; or cela ne va nullement de soi, et les deux siècles qui ont suivi la publication du texte de Kant ont vu à la fois la plus large diffusion des savoirs et le déchaînement de l'irrationalité sous toutes ses formes.

Dans le cadre même de son texte, Kant minimise les effets de la critique interne des dogmes religieux, les fortes résistances qu'elle peut susciter chez les esprits conservateurs, et que l'histoire a vu à l'oeuvre dans les conflits entre catholiques et protestants. Il en est d'ailleurs conscient, quand il dit que nous vivons une époque de Lumières, mais pas encore une époque  éclairée, c'est-à-dire une époque où les connaissances auraient acquis un statut d'objectivité tel qu'il suffise à fédérer les esprits.

Parce qu'il avait écrit une « critique de la raison pratique » où il donnait la priorité absolue à la vie morale, la seule connaissance qui vaille sans restriction étant la connaissance de son devoir, il ne pouvait ignorer cette carence des connaissances à produire par elles-mêmes un état politique viable ; dans ce texte, il passe outre, sauf par la réserve qu'il fait dans sa dernière phrase : la liberté de penser doit pouvoir se limiter elle-même, sauf à devenir un problème pour la société.

 

 Que la liberté se limite elle-même ne veut pas dire la censure ou l'auto-censure, mais son contrôle par la raison, au moins pour ce qui touche à la vie publique (dans la vie privée au sens où nous l'entendons, on peut s'autoriser des fantaisies, encore que) ; ce qui est en jeu avec la diffusion des connaissances, c'est le renforcement de la raison ; en principe, elles y contribuent, mais elles peuvent aussi servir la déraison, ce dont l'histoire récente comme l'actualité fournissent maints exemples ; les connaissances renforcent la raison, mais il faut déjà assez de raison pour qu'elles instruisent, une volonté de raison, sinon elles égarent.

Kant n'était pas assez naïf pour l'ignorer, et pour penser que le seul débat public suffirait à développer la raison ; la formation de la raison se situe en amont, dans l'éducation première, et il a écrit un traité d'éducation très en avance sur son temps et auquel il est encore utile de se référer.

 Le débat public forme la raison du citoyen, le rend apte à participer à la vie publique, mais il suppose une raison déjà armée, car le débat, qui confronte les opinions les plus variées, expose aussi à s'y perdre et à rendre la raison plus flottante qu'elle ne le serait sans lui.

 

Faut-il pour autant considérer que le projet des Lumières est un échec?

Probablement pas. Il connait des avancées et des reculs, et il est difficile se prononcer sur ce qu'il en est aujourd'hui.

Si l'on considère que ce projet concerne l'ensemble de l'humanité, on peut parler de stagnation, voire de régression, et l'on assiste à la montée dans plusieurs parties du monde d'une franche hostilité à l'esprit des Lumières ; mais si l'on s'en tient au seul Occident, là où les Lumières sont nées, le jugement est plus nuancé, et l'on doit admettre qu'à travers toutes sortes de résistances, les Lumières avancent, quoique lentement. Et ce à condition de souscrire à l'optimisme rationnel de Kant et à sa foi en l'homme.

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