La beauté , la beauté parfaite, est ce qui désespère, tant elle nous paraît hors d'atteinte et dépasser la commune mesure, et ce à double titre : d'une part elle se suffit à elle-même et n'a besoin de rien, pas même qu'on l'admire ; y porter la main c'est la troubler ; d'autre part elle renvoie à notre propre déficit de beauté, inhérent à la vie : la vie est inquiète et fragile, toujours en mouvement, tandis que la beauté est assurée d'elle-même, calme et éternelle. C'est pourquoi la beauté est d'abord un effet de l'art : c'est dans les œuvres d'art, dans leur accomplissement auquel rien ne manque, qu'on peut trouver la perfection que l'on cherche. L'art ajoute à la nature, car si la nature est belle dans ses détails, elle l'est moins dans ses compositions d'ensemble ; de plus, sa beauté est variable, et le même paysage qu'on admire quand il baigne dans la lumière, peut nous sembler affreux dans l'obscurité, ou si la tempête le tord en tous sens.
Chez les humains, il y a peu de beauté naturelle, sauf chez les enfants et les très jeunes gens, car c'est seulement chez eux qu'existe un accord entre l'intérieur et l'extérieur, le visible et le caché ; pour les autres, la beauté est là aussi un effet de l'art, en vue de produire au moins l'apparence d'un tel accord ; il y faut des parures, des fards, des onguents, toutes sortes d'apprêts, afin d'entretenir et restaurer une apparence de beauté que la vie aléatoire du corps tend toujours à menacer ; à quoi vient s'ajouter l'inquiétude de l'esprit jamais en repos, qui vient contrarier la recherche du difficile équilibre entre le corps et l'esprit, chacun des deux menant sa vie à part ; ceux qui parviennent à cet équilibre accèdent à ce genre de beauté qu'on trouve chez les hommes, lesquels naturellement ne sont pas beaux mais plutôt désaccordés et dysharmonieux, et qu'on peut appeler beauté intérieure ou beauté morale ; chez eux, la beauté repose sur une notion de convenance, d'adéquation du contenu à la forme, qui vaut aussi pour la beauté artistique ; la forme peut bien être disgracieuse selon les canons usuels du beau, elle est transfigurée par la richesse intérieure, qui s'exprime dans le visage, le regard, la voix, l'attitude ; c'est, au-delà de l'apparence sensible, la beauté de la signification et de la présence de l'esprit vivant, dont seuls les humains sont susceptibles, et qui les dédommage de leur exil définitif de la parfaite beauté, qu'elle soit naturelle ou artistique.
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